lundi 10 février 2014

En soi comme une lumière

Odilon Redon, La coupe du devenir ou L'enfant à la coupe, 1894



Que t’importe, solitaire ami,
de voir en ton reflet
aller un homme à l’argile brisée ?
Notre viande est pleine de scories
et toujours cette farine des plaies
que tu enfonces dans ta bouche asséchée
pour que saigne la larme sertie
comme un pendu au fond de ta gorge.
Ne sens-tu sous ta peau la terrible nausée ?
Un sel engorgé d’eau et coupant
suinte de notre regard de forge
pour vêtir notre visage hanté
de la grimace des revenants.
Vois-tu l’obscurité qui se prolonge
dans l’abri inquiet de ton âme ?
Toi qui as voulu te faire cri de victoire,
- tel un rêveur perdu dans ses songes -
l’irréalité t’a passée par ses armes
et tu reposes nu dans l’oubli de l’histoire.

La torche éteinte ne peut qu’attendre
de flamboyer à nouveau
mais tu te satisfais de la cendre
couvrant le bois de tes sanglots.

Voilà le silence qu’on sacrifie
et le bruit insolent né
depuis sa large déchirure.
C’est entouré de sable que tu vis,
toi le porteur de désert, passant aux gestes froissés,
gardien de la poussière, humaine gerçure.
Tu restes témoin que l’ombre s’est enfuie en toi
et la lumière, tel un voyageur sans boussole,
n’a sue comment te retrouver,
égarée au sein même de ton effroi.
Vois comme tes lèvres s’affolent
recrachant l’eau trouble des noyés.

« Je porte de la grêle dans ma bouche »
dit l’enfant qui ferme le poing.
« Qu’on me donne à boire le vin des mouches »
dit l’homme en frappant son sein.

Cette lumière que tu portes en ton flanc,
à l’étroit, - dernière rescapée de la nuit -
comme une recluse vient cogner contre l’huis
et mêle à sa plainte des caillots de sang.

Sauras-tu disparaître dans la nuit,
t’effacer derrière cet être que tu fus,
mourir tout doucement en ton témoignage ?
Mais tu te coules tel le ver en son fruit
dans le sein des êtres où tu as chu,
pour ronger encore et perpétuer ton lignage.
Pourras-tu aller où vont les mots sans passeur,
se biffer dans la combustion des étoiles ?
Fais donc que tes yeux regardent
comme en un puits les vaines rancoeurs
qui survivent en toi, hideuses chorales.
Lorsque les ténèbres enfantent des bardes,
entends-tu la rumeur qui redonde :
« Nous sommes créatures sans pères
allant comme joncs fendus.
Le désespoir se féconde
enfoncé dans nos ventres amers :
en nous le chant du monde disparu. »

Le soleil esseulé qu’on menace
crache en vain ses veinules,
a des cris de populace
que le mutisme annule.

Enfants des cratères,
allez sans bruit par les forêts
exhorter votre âme dans le feu.
Déjà la lave bubonne avec colère,
disperse ses brûlants jets
au cœur des lâches aveux.

L’être qui n’a crainte de brûler
jamais ne se consume.
Tous ces aveugles croient tenir en leurs yeux
le portrait de l’univers
et ne savent point la force inconnue
tapie dans l’épi de blé.
Car celle-ci n’est point la croissance,
la transformation
ou même le levain futur,
mais la démesure intacte et brute de ce qui est.

Lorsque toutes les lèvres seront closes,
éteintes à tout jamais,
et que passeront sur nous
des frissons immobiles,
peut-être qu’un langage neuf et pur
poussera du fond de nos gorges ;
telle une vague naissante,
tel le vol de l’oiseau
qui fuse toujours plus déterminé vers le feu
et dont les ailes brassent les rayons
d’anciennes comètes ;
lui aux plumes folles porté par le vent :
ardente silhouette de flamme
sur un horizon de cire.

L’homme peut être ainsi que les étoiles mortes :
braise qui danse au sein de l’éternité.

Et ce soleil aveugle qui voit avec mes yeux
la trouée intérieure où se module le chant de l’être :
« Telle qu’une infinie prière,
porter en soi comme une lumière. »


© Thibault Marconnet

23/02/09

Fabienne Verdier, L'homme en prière n°1, 2010

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