lundi 4 août 2014

Extraits de "La Plage de Scheveningen" de Paul Gadenne




« Idées sur idées, images sur images, mots sur mots, l’esprit fonctionne comme un moulin, où repasse sans être reconnu le grain déjà broyé. » Paul Gadenne (in La plage de Scheveningen, p. 155)



« Les points saillants d’une vie ne sont pas toujours ceux qu’on suppose. Même l’entourage intime est-il toujours bien renseigné ?... Le plus mal renseigné parfois. » Paul Gadenne (in La plage de Scheveningen, p. 159)



« Comme les enfants qui s’endorment en racontant une histoire, Guillaume avait peu à peu l’impression de tomber dans un trou. Il lui sembla, ayant dit ces mots, que commençait un très long silence, et peut-être un très long sommeil, car il cessa de voir le creux d’ombre entre les deux lits, et le grand bras mutilé que la lune étendait sur eux. 
À Irène qui l’écoutait sa voix parut surgir de l’autre côté d’une rivière. » Paul Gadenne (in La plage de Scheveningen, p. 160-161)



« […] – Je crois, dit-il, que la difficulté vient de ce que je n’arrive pas à considérer les hommes, quels qu’ils soient, comme de purs matériaux de l’histoire… Il me semble, au contraire, que l’histoire ne peut prendre sens qu’à partir d’eux… » Paul Gadenne (in La plage de Scheveningen, p. 169)



« Arnoult pensa aux petits personnages que Ruysdaël avait représentés sur la “Plage de Scheveningen”. Leur mort ne paraissait pas du tout pouvoir faire l’objet d’un problème. Les années, les siècles passent, le même rayon de soleil transperce éternellement les nues, la plage répond au même assaut des vagues, les mêmes petits personnages sont toujours là, noyés dans l’immensité, le poudroiement du sable, et personne ne se demande leur nom. » Paul Gadenne (in La plage de Scheveningen, p. 172)



« La fleur, se dit-il, est chose vivante, et parmi les choses vivantes une des plus exquises, et comme telle une de celles qui pourrit le plus rapidement si on la détache de son sol. Dans cent ans, le soleil brûlera ce ravin comme aujourd’hui, et nos pensées, ces pensées qui nous font nous aimer et nous battre, seront évanouies entre les arbres. » Paul Gadenne (in La plage de Scheveningen, p. 172-173)



« On m’avait assez dit, avant, que nous ne vivions pas pour quelques minutes exceptionnelles : mes rapports toujours incomplets, toujours fulgurants, avec les êtres, m’avaient persuadé du contraire, et je savais qu’il faut édifier sa vie sur des éclairs. On m’avait dit que les êtres changent, qu’une année, que dix années les changent, les marquent, les creusent, qu’on ne retrouve jamais ceux qu’on a quittés, – mais j’avais retrouvé Stéphane enfoncé dans ses habitudes et ses cache-nez, José dans son éternel pardessus, et Irène non pas avancée dans l’épaisse matière des années, mais reculée, rajeunie, libérée ; et j’avais eu tout à coup l’impression, en la conduisant à travers ce bois, vers la grande bâtisse qu’on m’avait signalée à la lisière, de vivre les premières minutes d’une rencontre. Malgré mon grand désir de l’embrasser, je savais que cela eût été aussi sot, ou aussi dangereux, que d’embrasser une femme avec qui l’on vient de faire un trajet en autobus. Pour le moment, rien ne me paraissait plus important, plus urgent, que de faire entendre à Irène le son de ma voix, le son de certaines pensées qu’elle n’avait jamais soupçonnées en moi, qu’elle n’avait jamais soupçonnées peut-être. Ce moment était mon premier sursis, non depuis la guerre, qui avait changé peu de chose à ma vie, mais depuis six ans, et il fallait profiter de ce sursis, qui serait unique, pour me faire entendre. Etais-je sincère quand je déclarais que les explications étaient vaines ? Je n’avais pu me persuader complètement, en six ans, de la vanité de toute explication. La vue, le contact d’Irène ravivaient une douleur : celle de n’avoir pas été compris, d’avoir été jugé à faux. Les coupables ont peur d’être jugés ; pour moi je pouvais me rendre compte que, depuis six ans, je n’avais, consciemment ou non, aspiré qu’à une chose, être mis en présence de mon juge, affronter ou subir son regard, – et je n’avais eu d’autre malheur que de savoir que mon juge me fuyait. J’avais pu, moyennant certaines drogues – et en particulier cette action dont on parle tant – oublier ce besoin central sans quoi je n’étais plus rien qu’un cerveau et un paquet de membres. Maintenant, la vue d’Irène, en me rendant l’enchantement, me rendait la torture ; mon être était restitué à lui-même. Je ne pouvais pas tolérer qu’Irène gardât, comme elle semblait le faire, certaines pensées qu’elle avait eues de moi. Il me semblait que le monde ne pouvait pas continuer ainsi. Ces six ans ne m’avaient pas déshabitué du besoin de la justice. Je voulais qu’on m’entende. J’avais besoin de clamer ; et si ce bois à la lisière duquel nous étions avait été forêt, il n’aurait pas encore suffi à mon cri. » Paul Gadenne (in La plage de Scheveningen, p. 104-105)



« […] – Eh bien, je ne crois pas du tout, dit-il, à cette lutte du bien et du mal telle que tu la conçois, à cette répartition des bons et des méchants suivant les camps, à aucune répartition quelle qu’elle soit au cours de notre vie sur terre. Je crois qu’une telle répartition, un tel jugement ne pourraient être que l’œuvre de Dieu, et que c’est parce que nous avons perdu Dieu que nous appliquons ces catégories à tort et à travers. S’il y a une lutte entre le bien et le mal, c’est à l’intérieur de tout homme, voyons, de toute idée, – et, notons-le, de tout parti ! Et c’est bien pour cela, tu le sens, que tout ce qui touche aux partis est suspect. Il serait trop facile, voyons, de s’inscrire ici ou là pour avoir le privilège de toutes les vertus. Crois-moi, le bien ne s’est incarné qu’une seule fois, – il y a deux mille ans. Et si l’Ange vient un jour pour marquer ta porte d’un signe, ce sera pour tes vices ou tes vertus, pour le bien ou le mal absolus, pour le pur ou l’impur de ta conduite, c’est-à-dire, en fin de compte, pour ta relation à Dieu. Et non pour la bannière humaine au service de laquelle tu auras mis tes vices et tes vertus. » Paul Gadenne (in La plage de Scheveningen, p. 175)



« […] – Tu m’excuseras, dit Arnoult, mais même si tu me prouvais en ce moment que l’homme est seul… Oui, néant pour néant, je préfère le néant complet… Si je ne puis compter sur une pensée juste, aimante, connaissant la raison intime de mes faits et gestes, en somme sur la mémoire de Dieu, eh bien, je préfère ne compter sur rien, j’abandonne à l’instant toute prétention, je ne veux pas être autre chose qu’une poussière à la surface d’une poussière, – cette poussière d’astres que du moins j’aurai passionnément aimée. Si ces hommes devant nous n’ont pu compter au moment de mourir sur la mémoire de Dieu, ces noms et ces dates sur leurs tombes sont de trop, ils nous mentent, ils troublent inutilement notre néant. Et ces tombes elles-mêmes sont de trop ! Si le monde continue à être ce qu’il est, Hersent, nous n’aurons plus besoin de cimetières, plus besoin d’aligner des tombes. Nous referons des charniers. […]
– Solitude pour solitude, reprit-il devant le silence d’Hersent, celle de l’humanité entière prise dans le cours de son histoire ne vaut pas mieux que celle d’un homme pris en particulier. Accepterais-tu de passer ta vie dans une prison ? De passer ta vie sans témoin ?... Sans l’espoir d’un témoin, d’un regard sur toi, tu meurs ; et tous les gestes, les pensées de ce prisonnier qu’est chacun de nous ne vont qu’à invoquer, à susciter un témoin hors des murs entre lesquels nous vivons, et quelquefois hors de notre époque. Sans quoi on ne s’apercevrait même plus qu’on est en prison, hein, et il n’y aurait pas de différence entre la vie et la mort. Le bourreau qui viendrait nous appeler au petit matin, qu’est-ce qu’il changerait à notre sort ? Rien. Absolument rien. Une fourmi écrasée, voilà ce que ce serait. Quelque chose de si accablant, de si inexistant qu’il n’y aurait même pas de quoi crier. Si l’humanité sait qu’elle vit sans témoin, elle est à elle-même sa prison. Nous sommes tous prisonniers, Hersent, dans ta perspective. Si Dieu n’existe pas, comprends donc, il faut le faire exister. » Paul Gadenne (in La plage de Scheveningen, p. 176-178)


Paul Gadenne

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