jeudi 7 août 2014

Fumées

Thibault Marconnet, Les marais du crépuscule, 2014



Lorsqu’ils furent enfantés de la terre glaise, les êtres vivants créés par les dieux en guise de passe-temps, n’avaient aucune connaissance de l’âge d’or qui les précédait. Mais au tréfonds de leur cœur, une sourde nostalgie grandissait, toute embaumée de parfums célestes et lointains. Cette naissance du sein de la terre préfigurait déjà leur mort à venir. Nés avec un goût terreux dans la bouche, ils surent très tôt qu’aucune immortalité ne leur avait été conférée. Leur berceau premier serait également leur tombeau. Ces hommes vivaient auprès de bêtes hostiles, de celles qui n’avaient pu être domestiquées et dont la menace mortelle planait sur leurs maigres vies. Une immense solitude pesait sur leurs épaules ainsi qu’un manteau de bronze. Les dieux ne se montraient plus aux mortels : ils passaient leur temps à festoyer dans l’épaisse brume du mont Olympe, invisibles aux hommes, sourds à tout appel. Cette absence était vécue comme un abandon et chacun errait, nourrissons désemparés que l’on vient d’arracher au sein maternel ; tentant de cultiver en vain une terre ingrate, leurs dos rougis de sueur et de sel déchirés par les serres de l’implacable soleil. Certains eurent alors l’idée de flatter les dieux afin que ceux-ci ne les délaissent plus. Très tôt, ils confectionnèrent de modestes figurines d’argile à l’image de leurs divinités, pétrifiées dans le silence et l’oubli des hommes.
Dans les poitrines, le cœur pesait plus lourd qu’une pierre. Chaque matin, il fallait peiner dans le rouge brasier du globe de feu et la terre se montrait avare à donner ses fruits ainsi qu’une femme infertile. Sous le plomb bleu du ciel, les hommes pleuraient de fatigue ; les femmes, dans de longues plaintes douloureuses de bêtes qu’on égorge, donnaient naissance à de petits mortels bruns de sang dont la bouche aux plis déjà amers et ridés rappelaient le visage desséché des vieilles pleureuses.
Un petit enfant naquit dans ce monde de souffrances. Présidait à chaque naissance une assemblée de vieillards dont les corps faméliques tentaient vainement de remplir d’amples robes rouges râpées par le temps. Du pouce, chacun d’eux déposait du sable dans la petite tranchée des lèvres enfantines couleur de cendres. C’est ainsi que tout nouveau petit mortel était baptisé : par la brûlure coupante du sable, par ce goût d’éternité et de ruines.
Le nouveau-né qui poussa des cris de détresse ce jour-là, fut nommé Ianos : il était fils d’un berger à la peau olivâtre tannée de soleil et d’une lavandière aux seins fatigués, aux doigts flétris. Lorsqu’il atteignit sa majorité, indifférent à toute plainte maternelle de même qu’à tout avis contraire de la communauté, il décida de partir pour le mont Olympe à la recherche des dieux murés dans leur immémoriale absence. Longues furent les années de son errance. Au cours de son périple, des pluies froides cinglèrent ses épaules nues ; il trébucha sur de la rocaille plus coupante que des tessons de verre et ses pieds furent en sang plus d’une fois. Tenace, il ne pouvait cependant abandonner sa quête. Il eut à affronter des fauves ; de lourds flocons de neige le mordirent comme autant de petites dents pointues. Au milieu de toutes ses douleurs, Ianos pensait souvent à ses parents. À quoi bon ce voyage ? Pourquoi souffrir ainsi et qu’étaient donc ces braises blanches, ce froid grésil qui tombait du ciel ?
Le temps passa : Ianos était un vieil homme désormais et les siens, sans doute tous calfeutrés à l’étroit dans la bouche noire de la terre. Chaque fois qu’il pensait parvenir au mont Olympe, celui-ci fuyait toujours plus loin à l’horizon ainsi qu’une désespérante Fata Morgana. Son pèlerinage semblait aussi fastidieux et impossible que de vouloir capturer le soleil à mains nues.
Un matin, les jambes de Ianos ne le portèrent plus. Dans son long exil, il n’avait rencontré que faim, poussière, rochers et amertume. Il devint aussi silencieux que les pierres, adoptant ce même langage sourd. Son corps était plus sec, noir et branlant que celui d’un arbre au sortir d’un incendie. Il fit encore quelques pas puis s’effondra, vieux tas d’ossements inutiles. Lorsque ses yeux se fermèrent devant le grand vide bleu du ciel, il entraperçut une dernière fois l’imprenable, l’inatteignable mont Olympe qui trônait, impérieux et solitaire dans ses fumées de théâtre. L’âge d’or était passé comme sèche l’herbe coupée dans les champs. Venait à présent celui du fer avec son arrière-goût de cuivre rouillé. Sous les flammes transparentes du vent à bouche de feu, le corps chenu de Ianos se dessécha jusqu’à n’être plus qu’un peu de cendre que l’oubli eut tôt fait de balayer dans le lointain.


© Thibault Marconnet
05/08/2014


Thibault Marconnet, Envol de la poussière, 2014

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