vendredi 10 octobre 2014

Entre eux

Buchenwald Crematorium, Weimar by right-angle (on deviantART)


Une pluie froide labourait la terre comme pour en laver la mémoire boueuse et Thomas attendait devant le camp. Quelques silhouettes grises passaient autour de lui ainsi que des fantômes. La pluie donnait des gifles sur les têtes. Le camp se tenait immobile et glacé : on eût dit un vieillard squelettique au regard hébété, figé par l’horreur. Seule la pluie chantait ses murmures mouillés. Dans le silence de mort, le camp de Buchenwald ressemblait à un déporté.
Thomas était venu dans ce lieu en pèlerinage. Mais il n’attendait aucun miracle ; et dans sa bouche pas la moindre prière. Il était là, non pas pour comprendre l’incompréhensible mais pour se libérer, faire chuter au sol une vieille croix de fer rouillé : cette histoire que ses parents lui avaient légué.
Dans ce camp un Français était mort, déporté pour faits de résistance et, plus tard, un officier allemand retraité y avait été fait prisonnier par les Russes. Dans les veines de Thomas coulaient ces deux sangs au goût de fer comme un sombre héritage. Entre eux, un lieu, ou plutôt devrait-on dire une sorte de “non-lieu” ; un enfer terrestre qui liait ces deux hommes dans le temps et l’espace, le Français et l’Allemand, Maurice et Rudolf.
Lorsqu’ils se rencontrèrent, les parents de Thomas ignoraient tout de ce point de jonction, de ce fil barbelé qui passait entre eux avec l’haleine noire des bouches mortes. Durant son adolescence, ils en informèrent leur fils qui reçut cette connaissance comme un coup de botte dans le ventre.
Alors Thomas était là, planté devant ce camp où la folie des hommes avait lié ses parents par leurs ancêtres respectifs, d’une bien étrange façon. Buchenwald : le nom même évoquait la boue, le sang et le désespoir le plus absolu. Les lanières de la pluie continuaient de fouetter Thomas qui, dans cette ambiance de désastre, se sentait plus seul qu’un enfant abandonné. Puis un chien couleur de cendre, famélique et le poil tout trempé vint coller sa truffe humide contre la paume de Thomas : un chien vivant au milieu des ruines de l’humanité. Thomas le caressa avec reconnaissance : dans ce désert de boue, une présence se joignait à lui.
Le chien s’avança, franchit le seuil du camp et se tourna vers le jeune homme. Et Thomas suivit ce guide, tel Dante précédé de Virgile, pénètre dans le givre des enfers. Il entra dans Buchenwald avec dans le corps tout un héritage à enterrer : pour clore le cercle vicieux et enfin renaître de la mort.


© Thibault Marconnet

le 10 octobre 2014

2 commentaires:

  1. Touchant. Et très bien écrit, j'étais emporté, j'ai envie de savoir la suite (quand bien même il pourrait y en avoir une). Inspiré de quelque chose ou pas du tout ?

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  2. Merci, El Norton. S'il y a suite, c'est sans doute dans le réel qu'elle aura lieu. Ce texte est une façon tacite de parler de mon histoire personnelle et de ce que j'en sais. Me reste désormais à franchir le pas, pour tenter d'exorciser un legs qui pèse et me donne le vertige. Je ne crois pas au hasard : attention, je ne dis pas pour autant que notre existence est déjà écrite, loin de là. Mais à mon sens, si nous nous dirigeons instinctivement vers telle personne plutôt qu'une autre, ce n'est jamais par “hasard” : quelque chose de mystérieux est là comme un lien invisible qui passe sous la surface des épidermes.

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