lundi 8 décembre 2014

SINAÏ - Sinaï [2014]




»Niemand knetet uns wieder aus Erde und Lehm,
niemand bespricht unsern Staub.
Niemand.
[…] Gelobt seist du, Niemand.«

Personne ne nous pétrira de nouveau de terre et d’argile,
personne ne soufflera la parole sur notre poussière.
Personne.
[…] Loué sois-tu, Personne. »)

Paul Celan
(in Psalm / Psaume, traduction de Jean-Pierre Lefebvre)


« La griffe du désert est tatouée dans mon cœur / En mal de grands espaces / Au jour le jour prise de terre… » C’est sur ces mots que s’ouvre l’album intense et nécessaire de Sinaï : projet de Guillaume Chevreau (à la voix) et Alexandre Zaré (à la guitare).
Si je devais partir en exil pour le Mont Sinaï, je sais quelle musique accompagnerait mes pas, quelle pulsation résonnerait dans mes oreilles ainsi que des artères de tambours frottées les unes contre les autres. Au milieu du sable du désert, la peau brûlée, passée au fer rouge et jaune du soleil, j’aurais une voix amie pour me tenir compagnie, pour n’être pas seul.

Dans cette œuvre, pas de nouvelles Tables de la Loi à briser, mais le rayonnement de six morceaux de jour et de nuit, six offrandes de chair. Car, pour reprendre les mots pénétrants du poète mystique persan Djalâl ad-Dîn Rûmî, “la parole est un morceau de chair”. Six jours pour escalader Sinaï et contempler un horizon de ruines. Six escales pour partir en quête d’un espace où reprendre corps – et conjurer la froideur d’un monde en cendres. Nul ne sait quand se lèvera l’aurore du septième jour. Qu’importe. Sinaï n’est pas là pour attendre la venue d’un incertain soleil levant mais bien pour marteler jusqu’à plus souffle l’enclume du silence. Comme l’écrivait Ernest Hello : « La Parole est un acte. C’est pourquoi j’essaye de parler. »

La voix de Guillaume Chevreau, je la sens incarnée, présente, là, toute proche. Malgré le climat tourmenté des morceaux qui jaillissent dans un fracas de tessons de verre, son timbre est rassurant : c’est la voix d’un grand frère qui, dans le noir le plus complet, nous dirait que la lumière finira bien par percer la robe sale des ténèbres et boutera le feu à la nuit des âmes mortes.

Les doigts littéralement saisis dans leur “prise de terre”, je sens un courant électrique m'émouvoir au plus profond. Passe un souffle de colère, un élan vital, quelque chose de très ancien comme d'avant la venue du langage dans la bouche des hommes : ce sentiment est tout particulièrement sensible avec Your Mind (où Guillaume fait hululer ses cordes vocales ainsi que la gorge habitée d’un chaman).

Il y a dans Sinaï comme un appel à l'existence, une envie de cogner dans l'indifférence d'un monde froid et déshumanisé. C'est sans concession, à prendre ou à laisser, à accueillir ou à rejeter, à boire ou à cracher. Et je l'accueille pleinement cet univers, parce que je m'en sens infiniment proche.

Par associations, les noms de quelques pairs, quelques frères sont venus s’imposer à mon esprit : Michel Cloup, Arnaud Michniak, Serge Teyssot-Gay, Bertrand Cantat, Mendelson... On a sans doute déjà dû leur citer ces noms. Il n’y a là en tout cas aucune “assimilation” ou “réduction” quant au monde musical qu'Alexandre et Guillaume construisent avec Sinaï : cosmos qui n'appartient qu'à eux et qui ne peut nullement être réduit à des comparaisons (aussi flatteuses soient-elles).

Nous avons tous des êtres, des artistes dont nous nous sentons particulièrement proches, comme s'ils faisaient partie d'une famille secrète au sein de laquelle nous éprouvons le sentiment d'être enfin écoutés, compris. Parmi les membres de cette famille cités plus haut, Sinaï a trouvé sa place. C’est une matrice dans laquelle je puise un second souffle pour continuer d'avancer encore et toujours… pour que le Lever du corps soit, chaque matin, un peu moins pénible. Car, ce qui importe n’est pas le départ ni même l’arrivée. L’essentiel est dans le mouvement précaire et passionnant de toute traversée. Belle et longue route à vous, frères humains !


© Thibault Marconnet

le 08 décembre 2014


Tracklist : 

01 - Griffe
02 - Le Chien
03 - Exil
04 - Your Mind
05 - Lever du corps
06 - [Grif]


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