dimanche 23 novembre 2014

Serge Teyssot-Gay - On croit qu'on en est sorti [2000]



Aux commencements du tout jeune XXIe siècle, Serge Teyssot-Gay, l'ancien guitariste de Noir Désir, nous livrait dans un album percutant l'impact qu'eut sur lui la lecture du livre : La Peau et les Os de Georges Hyvernaud, livre sans concession dans lequel Hyvernaud racontait son enfermement dans un Stalag et les conditions de vie (im)propres à ce lieu ; la promiscuité étouffante, dégueulasse, l’annihilation de l’esprit, la saleté, la puanteur, la merde, l’ennui pesant sur l’estomac comme une grosse pierre.

Serge Teyssot-Gay est allé creuser jusqu'à l'os dans la moelle de cette œuvre douloureuse pour en faire émerger les passages qui lui parurent être les plus saillants.

Les mots de Georges Hyvernaud sont acérés comme du fil barbelé et la musique de Serge Teyssot-Gay est une masse qui brise des pierres coupantes pour exprimer une âpre réalité : parfois l’existence est si lourde à porter qu’on aimerait cogner ; cogner contre un frère humain pour essayer désespérément de lui dire qu’on n’en peut plus de lui – et qu’il est tout ce qui nous reste…

Ps : À côté des titres des morceaux, est indiqué le numéro des pages, pour celles et ceux qui aimeraient se procurer ce livre poignant.


© Thibault Marconnet
le 24 juin 2013

Tracklist :

01 - A Cause De (P 109)
02 - Dix Mille Ecrans (P 108)
03 - Leur Europe (P 57)
04 - Les Cabinets (P 46)
05 - Les Gens D’Ici (P 73)
06 - La Folie (P 91)
08 - Noir Sur Blanc (P 55)
09 - Le Camp Des Russes (P 137)
10 - Tourner En Rond (P 85)
11 - Je Me Tais (P 27)





Serge Teyssot-Gay en gare d'Aurillac pour “Ligne de Front”, un duo peinture-guitare avec Paul Bloas

Les combats de Lazare ou Malraux l'insoumis



Avant d’ouvrir ce livre, je ne connaissais d’André Malraux que les basses caricatures que notre siècle de l’image toute-puissante veut nous faire avaler à toute force. Et j’ai assez soupé des couleuvres de ce petit XXIe siècle qui croit en avoir fini avec la grandeur, la beauté et le vrai.

Pour Malraux, est vérité tout ce qui est vérifiable. À l’heure où les minuscules fanatiques de tous bords investissent l’espace médiatique, la lecture de Malraux est un véritable antidote. Ses discours ont, mutatis mutandis, la véhémence et l’aura des Oraisons funèbres de Bossuet. Malraux l’agnostique, sait qu’on ne se déprend jamais du Sacré sans y perdre ce qu’il nomme notre “part divine” et qui toujours se conquiert de haute lutte.

Homme maintes fois blessé dans son âme et sa chair par le suicide ou le décès des êtres les plus proches (son père, sa femme, ses fils), Malraux a tenu bon ainsi qu’un rocher au milieu des eaux démontées. Il a su traverser l’un des siècles les plus ténébreux qui soient de mémoire d’homme. Ce XXe siècle qui a connu le sillon de sang noir de la Première Guerre mondiale ; la guerre d’Espagne et ses charniers (à ce propos, il est bon de lire Les grands cimetières sous la lune de Georges Bernanos, cet implacable et terrible réquisitoire contre la lâcheté et la complicité de l’Église espagnole dans les massacres perpétrés par Franco et ses sbires) ; les camps de la mort et leur cortège d’ombres fantomatiques ; les bombes atomiques lâchées comme des fruits vénéneux au-dessus d’Hiroshima et Nagasaki ; le putsch des généraux à Alger dont il était, avec de Gaulle et d’autres, en plein dans la ligne de mire...

La Politique, la culture est un livre qui rassemble tous les combats de Malraux en commençant par celui du jeune adulte qui, très tôt, apporta son soutien aux Annamites : cette communauté vietnamienne dont les membres, bien que placés sous tutelle de l’Indochine française (ironie du sort), n’avaient pas le droit d’aller étudier en France…
Toute sa vie, l’auteur de L’espoir a été un être révolté qui s’est battu pour que l’homme puisse conserver un visage humain et digne.

Défenseur des arts, André Malraux n’a jamais établi de dichotomie entre politique et culture, car la “vie de la Cité” est faite de culture, au sens plein de ce mot. D’ailleurs, le dualisme si cher à notre pensée occidentale n’avait pas sa faveur. Malraux voyait plus loin, au-delà de tout ce qui diminue et entrave l’homme dans ses élans les plus vitaux.

Malraux n’est pas qu’un grand nom de l’histoire française, c’est aussi un style chargé d’éclairs. Dans une époque où la culture “officielle” atteint son étiage, il est de toute importance de se plonger dans la lecture des combats de ce “Lazare” (titre d’un de ses derniers ouvrages), qui aura mis tout en œuvre pour faire sortir de son tombeau le sentiment de grandeur qui vit dans le cœur de chaque homme. Pour franchir le seuil de sa pensée, voici sans nul doute l’une des plus belles portes qui soient. Notre société de la moquerie permanente a d’ores et déjà enterré chez les personnes plus ou moins jeunes tout intérêt pour la politique. L’un des “miracles” de ce livre (et non des moindres), est qu’il a littéralement fécondé et ressuscité ma conscience politique. Puisse-t-il en aller de même pour tout lecteur de bonne volonté.


© Thibault Marconnet

le 23 novembre 2014




André Malraux photographié par Gisèle Freund en 1935

vendredi 21 novembre 2014

David Krakauer - Bubbemeises [2005]







Ce mot énigmatique de “Bubbemeises” m’a interpellé. Après recherche faite, il s’agit d’un mot yiddish ayant en somme pour signification : « les contes de fées de ma grand-mère ».
Ou pour le dire autrement : « les mensonges que m’a raconté ma grand-mère » ainsi que le suggère le sous-titre de ce prodigieux album.

Allez ! poussons mère-grand dans les orties !

Ici pas de mensonge musical : David Krakauer manie la clarinette avec génie. Il la fait tour à tour rire, pleurer, gronder, exulter. Toutes griffes dehors, “le chat” Krakauer se fait la voix. Il va chercher au plus loin des entrailles de son instrument et la magie du klezmer est au rendez-vous.

Magie furieuse, athanor d’alchimiste auquel se rattachent un DJ, Socalled, le malicieusement bien nommé ! et le Klezmer Madness!, groupe fondé par David Krakauer afin de revisiter le folklore klezmer.
Attendez-vous à des étincelles et à des éclats de verre brisé !

Au programme : clarinette biberonnée à la vodka ; guitare électrique survoltée ; batterie déchaînée ; basse comme un tonnerre assourdi et platines qui dansent la polka !

Le klezmer, c’est une joie baignée de larmes – ainsi que j’aime à le dire.

Cette musique qui a pris sa source dans les pays de l’Est auprès des juifs ashkénazes, est le plus beau témoignage musical qui soit d’un peuple en proie depuis des millénaires à la bêtise crasse de tant d’imbéciles. 

Musique abreuvée de dérision, de mélancolie, de colère, de grotesque : le klezmer est tant de choses à la fois.
C’est un chant qui vibre ici et maintenant.

Car le Paradis, pour les juifs, c’est d’abord et avant tout sur terre qu’il a lieu. Le reste est littérature ou, pour le dire avec Krakauer et sa fine équipe, c’est du “Bubbemeises”.

Qu’on se le dise !


© Thibault Marconnet

21/01/2014




David Krakauer

“Over Your Cities Grass Will Grow” : Un film envoûtant sur l'oeuvre d'Anselm Kiefer




Over Your Cities Grass Will Grow est un film au caractère hypnotique et littéralement envoûtant. La musique de György Ligeti qui en ponctue le déroulement, épouse à merveille le rythme des plans-séquences.

Cet opus cinématographique de Sophie Fiennes nous conduit dans le Dédale de Barjac : immense usine désaffectée dont l'artiste allemand, Anselm Kiefer, fut longtemps le “génie du lieu” et de laquelle il fit un atelier monumental. Ce film explore une oeuvre fascinante où se mêlent le plomb, l'or, le béton, le verre brisé, la paille, le bois, le feu et tant d'autres matières diverses que Kiefer, tel un alchimiste en quête de la pierre philosophale, aime à faire bouillir dans l'athanor de ses visions.

Avec ce film prodigieux, nous assistons à la création dans son élan le plus vital et il nous est permis d’entrevoir toutes les émotions par lesquelles l’artiste doit être traversé afin de porter témoignage de son œuvre : l’exaltation, le doute, la colère, la tristesse, la foi en soi-même… Voilà une sublime cosmogonie à l’échelle humaine.

Dans ce Dédale, le seul Minotaure que nous puissions rencontrer c’est nous-mêmes : cela qui est en l’homme et qui ne veut pas s’éteindre, cette grande et belle imperfection qui constitue la clef de voûte de notre condition “humaine, trop humaine”.

Sans fil d'Ariane, le “maître du labyrinthe” (ainsi que l'appelait Daniel Arasse), nous invite à nous perdre dans son univers où Terre et Cosmos se tiennent comme deux mains étroitement serrées. Et c'est alors que la vie nous apparaît plus riche dans son insondable mystère.


© Thibault Marconnet
le 11 novembre 2014



Anselm Kiefer

Dave Van Ronk - Inside Dave Van Ronk [1969]




Dave Van Ronk est un songwriter de folk tombé dans un certain oubli ; oubli totalement immérité, cela va sans dire. Cet enfant de Brooklyn, né en 1937 et passé de l’autre côté du miroir en 2002, connut pourtant son heure de gloire (mais presque uniquement limitée au Greenwich Village). Il faut dire que le bonhomme n’aimait pas prendre l’avion et qu’il refusa pendant longtemps de sortir hors des limites du Village. Quoiqu’il en soit, il méritait d’être davantage connu. 

Son chant vient des profondeurs, son cœur bat sur le bout de sa langue. Il semble avoir puisé chacune de ses chansons dans le puits de son âme pour mieux tirer sur la corde des âmes sensibles. Prolongement naturel de ses doigts, les accords de sa guitare allument des comètes dans la nuit. Les Frères Coen lui ont consacré un très beau film intitulé Inside Llewyn Davis ; film qui me fit découvrir les chansons de ce géant (dans tous les sens du terme). 


Dave Van Ronk fut un très proche ami de Bob Dylan en personne et il lui apprit à jouer ses tout premiers accords. C’est d’ailleurs lui qui réarrangea la chanson traditionnelle The House Of The Rising Sun, dont Bob Dylan en fit par la suite le succès que l’on connaît. Pour son premier album paru en 1961, ce dernier demanda à son ami s’il pouvait l’inclure. Dave Van Ronk refusa mais Dylan fit la sourde oreille : et il fit bien ! 


Chanteur engagé, les paroles de ses chansons n’en demeurent pas moins très intimes. Hang Me, Oh Hang Me est un chef-d’œuvre, une pépite d’émotion pure. Le cœur se serre, les larmes perlent de chaque mot, soutenues par une suprême ironie : celle de ceux qui jamais ne s’avouent vaincus. Si votre âme est noire de chagrin et que tout ce que vous entendez vous semble de la fausse monnaie, la compagnie de Dave Van Ronk est celle qu’il vous faut. Elle est toujours de bon aloi.




© Thibault Marconnet
le 21 juin 2014




Dave Van Ronk au Caffe Lena en 1974

L'esprit d'enfance



La grande pitié des églises de France de Maurice Barrès est un ouvrage à mi-chemin entre le journal et l’essai.

Ce plaidoyer en faveur des églises de France – qui refuse de se référer uniquement à des critères esthétiques, archéologiques ou religieux –, me paraît toujours d’actualité.

Deux passages du livre de Maurice Barrès ont produit sur moi une impression profonde.

À la p. 62 :

« Il y a chez nous tous un fond mystérieux et qui ne trouve sa satisfaction que dans ce phénomène mystérieux lui-même qu’on appelle la croyance.
Il y a une part dans l’âme, et la plus profonde, que le rationalisme ne rassasie pas et qu’il ne peut même pas atteindre. »

Aux pages 231-232 :

« Ce n’est pas la raison qui nous fournit une direction morale, c’est la sensibilité. Le vieux Kant s’est donné bien du mal, avec sa dialectique géniale, pour atteindre à son impératif catégorique, qui n’est que la leçon piétiste que sa mère lui faisait réciter quand il était petit.
Notre conscience d’homme nous révèle surtout ce qu’elle a reçu dans la première enfance, à l’âge où notre entourage donne une inclination aux premiers souhaits du cœur. »

Barrès me semble rejoindre ici la Bienheureuse Angèle de Foligno et Georges Bernanos, qui ont chacun plaidé en faveur de l’esprit d’enfance : ce don d’étonnement inaltéré, cet élan insatiable et vigoureux qui est l’absolu contraire des dévoiements que représentent le gâtisme et le jeunisme si chers à notre époque.


© Thibault Marconnet
18/12/2013


Maurice Barrès

Giora Feidman - The Magic of the Klezmer [1986]




Certaines personnes ont une géographie intime : des lieux où leur être tout entier vibre à l’unisson du paysage.
Il en va de même pour certaines musiques dont on sent qu’elles chantent au plus près de notre âme. Alors que vous étiez perdu dans une foule oppressante, étourdi par un brouhaha assommant, soudain vous entendez une voix familière tinter doucement à vos oreilles. Est-ce une mère, une amante, une sœur, un frère, un père ? Tout cela et bien plus. 

C’est l’esprit d’enfance qui vient vous parler du fond de votre mémoire la plus ancienne. Une souvenance qui daterait d’avant votre naissance comme si vous portiez littéralement cette musique dans le creux de toutes vos cellules. Lorsque je découvris la musique klezmer, il en fut ainsi. C’est une mère dans les bras desquels j’enfouis mon corps fatigué ; c’est une amante sur le sein de laquelle je pose ma tête en extase. Comment l’expliquer ? Cela ne se peut. 

Si je devais un jour proposer à quelqu’un une rencontre inoubliable de beauté, je lui ferai écouter The Magic Of The Klezmer de Giora Feidman. Lorsque je me plonge dans cette musique, je vois défiler devant mes yeux les personnages truculents des Récits d’Odessa de Isaac Babel : truands juifs aux sourires de rasoir qui tuent comme ils respirent puis sont secoués de sanglots dans un même élan. Dans mon esprit revient également le choc de mon arrivée dans le vieux ghetto juif de Venise un jour ensoleillé du mois de mars : sa place principale me procura une émotion que j’aurais peine à décrire. Il y a pour moi dans cet album de Giora Feidman, tout l’ensorcellement, toute la joie baignée de larmes de la musique klezmer, toutes les nuances de la tradition yiddish que je connais, hélas! fort peu.

Cet album “magique” – il faut bien le dire – fera vivre sous vos yeux des scènes mémorables : vous y croiserez un jeune marié partant à la synagogue épouser sa promise avec la joie au cœur et le rire aux joues ; vous assisterez à la vie animée d’un ghetto, ses habitants qui se croisent et se saluent respectueusement du chapeau ; vous verrez enfin des hommes et des femmes avec des sourires comme autant de virgules de lumière. Du sein de cet album s’échappe une irrésistible cocasserie mêlée à une atmosphère diasporique qui charrie dans son sillon des cœurs lourds de chagrin – ainsi qu’un souffle propice au recueillement de l’âme.

Si le génial guitariste Sabicas est l’emblème du flamenco dans le monde entier, alors Giora Feidman hisse, quant à lui, bien haut les couleurs de la musique klezmer.

L’immense compositeur et chef d’orchestre, Leonard Berstein, disait ceci de Giora Feidman : « Vive Giora ! Vive sa clarinette, vive sa musique ! Il construit des ponts entre les générations, les cultures et les classes et il le fait avec un parfait génie artistique ».

Soyez bons pour vous-mêmes et offrez à votre âme de l’enchantement. La joie, c’est comme la beauté : on n’en n’est jamais rassasié.


© Thibault Marconnet
le 29 mars 2014


Tracklist :

02 - Ki Mizion
03 - The Mothers In Law
04 - Happiness Is A Nigun
05 - Papirossen (Cigarettes)
06 - With Much Sentiment
07 - Friling (From “Ghetto”)
08 - The Marketplace In Jaffa
09 - Hopkele
10 - Nigun
11 - A Dudele
12 - Music For “Ghetto”
13 - Humoresque (Halaka Dance)
14 - Gershwin Suite
15 - Freilach




Giora Feidman

Michael Gibbs with Joachim Kühn - Europeana [1995]




Je dois à mon meilleur ami, la “rencontre” avec ce merveilleux album. Je ne le remercierai jamais assez – pour cela et pour tout le reste.
Michael Gibbs et Joachim Kühn étaient alors pour moi des artistes totalement inconnus.

C’est donc en parfait néophyte que j’ai poussé la porte de ce château mystérieux – et je me suis retrouvé dans un florissant jardin où s’épanouissent des fleurs de nuit aux parfums capiteux ; où dorment des chevaliers fourbus et où dansent encore çà et là en somnambules, quelques nobles dames parées des plus beaux atours qui soient. Cet album traîne dans son sillage des parfums de légendes ; c’est un rêve éveillé, une “cathédrale engloutie”. 

Après quelques écoutes, j’ai senti passer sur mon âme comme un grand souffle venu du Nord – et j’ai immédiatement songé au fait que Edvard Grieg se trouvait peut-être bien dans les parages, à flotter au-dessus de cet album comme une brume matinale sur les eaux d’un fjord. Comment aurais-je pu alors ne pas être conquis, moi qui suis un fervent amoureux de l’œuvre sublime et ô combien fantasmagorique de ce compositeur Norvégien ? En me baignant dans la fontaine musicale ouvragée de main de maître par Michael Gibbs et Joachim Kühn, je n’ai pu m’empêcher de penser à certaines pièces des suites orchestrales de son fabuleux Peer Gynt.

J’ai des larmes de joie qui me montent aux yeux chaque fois que je m’immerge dans The Groom’s Sister.
Je suis fou d’amour pour cette œuvre comme on peut l’être d’une femme dont la seule vue nous comble. Et quand cette femme m’enroule dans sa voix mélodieuse comme dans un drap d’or fin, autant vous dire que c’est l’extase.

Je parlais de larmes de joie à propos du morceau The Groom’s Sister. Je crois en fait, que je pourrais étendre ce sentiment à tout l’album. Les fées se sont penchées sur ce berceau, c’est bien le moins qu’on puisse dire.

Pour finir et avant que vous ne partiez à la découverte de cette Atlantide sauvée des eaux, je souhaiterais laisser la parole à un écrivain que j’admire profondément, Charles Péguy : « Il y a des larmes d’amour qui dureront plus longtemps que les étoiles du ciel. »


© Thibault Marconnet
le 01/03/2014


Tracklist :

01 - Castle In Heaven
02 - Black Is The Colour Of My True Love’s Hair
03 - The Sheperd Of Breton
04 - The Ingrian Rune Song
05 - The Groom’s Sister
06 - Norwegian Psalm
07 - Three Angels
08 - Heaven Has Created
09 - She Moved Through The Fair
10 - Crebe De Chet
11 - Midnight Sun
12 - Londonderry Air
13 - Otra Jazzpaña



Joachim Kühn

Nosfell - Pomaïe Klokochazia balek [2004]



En 2004, si mes souvenirs ne me font pas trop défaut, je devais aller voir Miossec en concert avec un très bon ami dans un lieu parfaitement inapproprié du fait d’une acoustique hautement déplorable : le théâtre de Bonlieu situé en la bonne ville d’Annecy – lieu où je traînais mes guêtres à l’époque. En première partie était annoncé un personnage qui répondait au mystérieux pseudonyme de Nosfell. J’étais venu pour le Brestois et c’est donc lui que je guettais de pied ferme depuis la vigie de mon fauteuil. J’étais loin de pouvoir imaginer ce qui m’attendait… 

Les lumières se sont éteintes et c’est alors qu’un oiseau rare est apparu sur la scène comme amené par le vent : plume de chair déposée devant l’auditoire ébahi. Seul avec son micro, sa guitare et ses pédales pour dessiner dans l’air des arabesques musicales, ce bonhomme d’abord replié sur lui-même avait tout d’un griot, d’un conteur africain. Sa parlure était habillée d’un étrange accent et sa voix, entrecoupée de silences – comme s’il cherchait à mieux se ramasser sur lui-même afin de bondir hors de sa peau ainsi qu’un tigre blanc échappé de ses forêts exotiques. L’atmosphère commençait à se faire électrique. Chacun sentait que la vraie surprise de ce soir-là, ne serait pas Miossec – malgré toute l’affection que l’assemblée présente devait certainement porter à ce chanteur. 

Revenons à Nosfell. En guise de prélude à la soirée, ce faune sylvestre commença par chanter en anglais ainsi que dans sa propre langue, le “klokochazien” : pour les plus curieux d’entre vous, sachez que, de même que pour le “kobaïen”, il n’existe à ce jour encore aucun dictionnaire officiel. Puis le corps de Nosfell s’est déplacé avec la grâce d’un félin fendant l’espace : sabre de lumière dans la pénombre environnante. L’animal s’est vite dévêtu, laissant apparaître sur son torse nu un immense tatouage qui semblait dévorer sa poitrine et son dos. Une danse hypnotique s’est alors emparée de tout son être ; flamme blanche dans l’obscurité, il s’est déplacé parmi nous et, pour un temps, l’univers nous est apparu beaucoup moins familier. 

Quelque chose de neuf et de très ancien à la fois prenait vie sous nos yeux. De quel œuf ancestral Nosfell a-t-il bien pu briser la coque ? de quelles veines de bois son corps s’est-il extirpé pour atterrir parmi nous ? de quel nuage est-il descendu comme la foudre ? de quelle eau, de quelle rivière cet hippocampe humain est-il sorti ? Nous étions baignés dans son liquide amniotique, complètement déboussolés et grisés lorsque cet oiseau de feu se volatilisa ainsi qu’une fumée de cigarette. Il était sans doute reparti moissonner la lumière jaune de ses collines, veiller tel un pâtre son univers verdoyant. 

Nosfell est un baobab : ses racines se désaltèrent aux sources de la matrice terrestre, au magma premier. Lave d’ivoire, il s’est manifesté comme une fugitive image ; créature de grimoire, il a soufflé sur nos visages la poudre d’or du rêve – issue des pages de son propre univers. Depuis, je n’ai cessé de garder dans un coin de ma mémoire ce fabuleux “livre” grand ouvert.


© Thibault Marconnet
le 22 mai 2014


Ps : Pour écouter les morceaux, il vous suffit de cliquer sur les titres.


Tracklist :

08 - Smoke



Nosfell

jeudi 20 novembre 2014

André Suarès : “Voyage du Condottière” [Extraits]



« […] Musique qu’on ne peut trop aimer ! Amour, le premier et le dernier ! Charme du cœur, aile de la chair, sensualité qui se dépouille ; vraie province de l’âme, quand elle s’abandonne à son propre mouvement et cherche la pure volupté. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 52)

« […] Monteverde a été nourri dans la vieille Crémone, où rien ne le rappelle. […] Son harmonie a découvert un monde. Tous les musiciens de son temps lui ont rendu les armes ; il n’y a guère eu que les critiques pour lui disputer son rang. En tout siècle, les sourds sont les juges rigoureux de la musique, de celle qui est légale et de celle qui ne l’est pas. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 52-53)

« […] Lui aussi, Monteverde, a souffert, toute sa vie, de la gêne et des sots. Lui aussi, une religion profonde l’a seule soutenu : il était catholique à la façon de ce siècle fort, où les voluptueux ont un pied à la Trappe. […] L’amour de la musique lui rend encore des forces, quand il croit n’en avoir plus à perdre. Sa vie intérieure n’est jamais tarie. […] Et ce n’est pas à dire qu’il n’y ait en lui que la puissance de l’instinct : tout au contraire, avec plus de don naturel, pas un artiste n’a eu plus conscience de son art que Monteverde. En vérité, Monteverde est l’un des plus nobles fils que la vieille Italie ait donnés au monde. Et plus je le connais, plus je l’admire. Dans une médiocre estampe, sans goût et sans accent, on le voit qui médite, vers la cinquantaine : il ressemble à saint Vincent de Paul et au bon marquis de Peiresc, ce vaste esprit. Qu’il est triste et pensif ! Certes, il a le front brûlant. Une lueur de fièvre modèle ses traits, et les lime. Il a l’air égaré et calme ; sa rêverie tient du délire. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 53)

« […] Chaque grand musicien passe pour le dernier. Et l’art, dit-on, ne peut aller au-delà. Monteverde fut le Wagner de son temps ; il a été le magicien de la tendre septième, cette fée. Mais toute musique est pauvre d’émotion, et paraît vide après quelque cent ans. Pourtant, l’idée n’est qu’endormie sous la poussière. Car enfin tout art, quel qu’il soit, n’est qu’un moyen pour l’homme d’exprimer sa pensée et sa passion. Où sont-elles, si l’expression ne nous en émeut plus ? Et ne cesse-t-on pas d’y être sensible ? Trop de chair en cet art : il périt avec la chair. Tant de passion s’épuise et se refroidit avec ceux que passionna la même idole. Rien ne demeure qu’un accord, une note, un souvenir. Ce qui fut une conquête enivrante, devient une habitude. Les musiciens s’en vont, et la musique reste. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 54-55)

« […] Le violon est le roi du chant. Il a tous les tons et une portée immense : de la joie à la douleur, de l’ivresse à la méditation : de la profonde gravité à la légèreté angélique, il parcourt tout l’espace du sentiment. L’allégresse sereine ne lui est pas plus étrangère que la brûlante volupté ; le râle du cœur et le babil des sources, tout lui est propre ; et il passe sans effort de la langueur des rêves à la vive action de la danse. […] Qu’il est beau, ce violon, de couleur et de forme.
Ses lignes sont un poème de grâce : elles tiennent de la femme et de l’amphore ; elles sont courbes, comme la vie. Et tant de grâce exprime l’équilibre de toutes les parties, la fleur de la force.
Dans un violon, tout est vivant. Si je prends un violon dans mes mains, je crois tenir une vie. Tout est d’un bois vibrant et plastique, aux ondes pressées : ainsi l’arbre, le violon brut de la forêt, rend en vibrations tous les souffles du ciel et toutes les harmonies de l’eau. C’est pourquoi il ne faut qu’un rien pour changer la sonorité du violon : le chevalet un peu plus haut ou un peu plus bas, plus étroit ou plus large, et le son maigrit ou s’étouffe, s’altère et pâlit. Le grand Stradivarius en a réglé la forme et la place pour toujours. Les luthiers de Crémone voyageaient dans le Tyrol, pour y choisir les bois les plus purs, les plus belles fibres, et l’érable le plus sonore. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 55-56)

« […] Le Stradivarius est géant, la passion même. Un son si puissant, si ardent qu’il vous brûle et vous emplit. L’élégance s’efface sous la force : le feu est ce qu’il y a de plus élégant ; mais qui y pense, tandis qu’il dévore ? C’est le mâle, le ton d’or : le crépuscule de juin. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 58)

« O divins violons, bruns enfants de Crémone,
Plus beaux que l’or du soir, vous etes faits de sang
Et de chair, et d’amour et de tout ce qui sent
La passion qui chante et follement raisonne.

Votre voix est une âme, un feu d’ardeur naissant,
Le baiser de l’Aurore aux vergers de Pomone,
Le soupir de Didon, le cri de Desdémone,
Un grand désir blessé, un grand désir blessant.

Pétales d’harmonie, ô claires chanterelles,
L’archet vous fait gémir comme des tourterelles,
Et vous penchez le col, violettes des pleurs.

Vous êtes l’accent pur, le parfum des paroles,
Et dans les prés du ciel, c’est vous qui chantez, fleurs,
Oiseaux du paradis, violons et violes ! »

André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 58-59)

« […] Il faudrait accepter cet art pour ce qu’il est (à propos de la Chartreuse de Pavie) : c’est là comprendre. Mais on ne peut se borner à comprendre : vivre va bien au-delà. Ni philosophe, ni historien, je suis homme. J’aime ou n’aime pas. L’art est une passion ; et l’on vit en art, comme on vit en passion : le goût est le tact délicat de ce qui nous flatte ou de ce qui nous blesse. Peut-être le goût est-il le sens le plus subtil de la vie. On me prend le cœur, si on l’émeut ; et faute de l’émouvoir, on le dégoûte. Qui a goûté de l’émotion, ne se plaît plus à rien, sinon à être ému. En art, l’émotion, c’est l’amour. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 60-61)

« […] La façade qui ne révèle pas le monde intérieur est un masque. Les façades sont des visages. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 62)

« […] La grande beauté surprend ; mais elle nous contente. La beauté des traits seuls ne me touche point : elle est sotte ; elle est bête, et souvent même sans bonhomie. C’est le caractère qui fait la beauté. Du moins, pour nous. En d’autres termes, c’est l’expression de la vie.
De là, que tant de beautés vantées, dans la nature et dans l’art, nous ennuient. On les appelle classiques, pour ne pas dire qu’elles sont mortes. J’entends rire les Grecs de ce classique-là.
Ce qui ne m’émeut point, ou ne fait pas penser, m’ennuie.
Je n’ai point encore vu en Italie une femme vraiment séduisante, je dis une Italienne. Beaucoup de beautés bêtes, ou très charnelles : pas une qui induise en passion. Pas une femme longue, souple, aux seins menus, au teint de fleur, aux cheveux d’herbe solaire et d’or changeant. Une foule de dahlias et de fortes roses rouges : pas un narcisse, pas un grand iris féminin, ou l’un de ces œillets qui mettent du délire dans les rêves et qui, je crois, rendent folles les roses elles-mêmes.
La défaite de Pavie, ce n’est pas la bataille où François 1er fut pris, et où il a sauvé l’honneur, mais le champ de la Chartreuse, où l’architecture est en déroute. La façade de Pavie est un masque sur une œuvre non faite pour vivre, le masque de la Renaissance. Elle ne répond à rien qu’à un désastre. Mais il faut l’avoir vue.
Je rentre à Milan. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 62-63)

« […] L’intelligence est la passion des jeunes gens. Mais la vie est la passion de l’homme. C’est le cœur seul qui fait vivre. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 63)

« […] Si elle ne dure, qu’est-ce que la lumière ? Plus que personne, en Italie, Léonard a poursuivi la lumière ; plus que personne, il a cru la saisir ; et pensant l’avoir prise entre ses mains, elle s’est évanouie. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 64)

« [...] La vérité profonde, c’est l’émotion. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 68)

« […] L’art est le drame de la nature, le caractère rendu par le sentiment du poète qui reçoit la vie et la crée. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 71-72)

« […] L’arbre, c’est l’eau chevelue qui se condense : l’eau qui s’est faite corps et qui, délivrée de la pesanteur, libre enfin de se fixer et de laisser sa pente, s’élève vers la lumière. L’arbre est un essai de l’homme vers le ciel ; mais il reste prisonnier de la terre. Il est tenu par les pieds ; il ne peut se mouvoir ; il paie ainsi rançon de la solidité ; il faut que sa tête, si haut qu’il la porte, sente toujours l’esclavage des racines. L’arbre est une espérance ; l’arbre est vert et ne doit pas être blanc. Dans le frémissement de la feuillée, que le murmure de l’eau m’accueille ! Je veux boire aux branches. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 138-139)

« […] La puissance de l’artiste, je ne la reconnais qu’à la profondeur du coup qu’il frappe ; et de même, à la beauté de la mélodie, qu’il révèle une fois pour toutes ; à l’intensité de l’harmonie qu’il est capable de produire. Un petit tableau y suffit, sur un chevalet. Mille lieues de peinture y peuvent échouer. La couleur de Tintoret est noire, lourde, monotone. Son style, plus que l’éloquence, est l’emphase continue. On n’est pas puissant parce qu’on lance cinq cents figures sur une muraille : un seul visage qui ne s’oublie plus, telle est la force. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 152-153)

« […] Au tard d’une journée humide et chaude, j’entrai dans l’étuve de Ravenne, sous un ciel ouaté d’orage. Le vent pluvieux, mol et doux comme les lèvres sans dents d’un enfant à la mamelle, pressait les nuages rouges. La planure infinie des champs et des marécages, la plaine de l’Adriatique et le firmament vaste, trois espaces immenses dérobent les abords de la métropole ensevelie. Quand il pleut, l’eau tiède tombe sur cette terre, comme un marais sur un marais. Le sol trempé se jalonne d’arbres mouillés ; les saules blancs ruissellent comme des noyés, et les peupliers gris font une herse, fichés entre deux mares pensives. Mais trois rayons de soleil parent, soudain, de flammes les rizières qui scintillent. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 156-157)

« […] O révélation du monde intérieur. Au-delà de la pourriture, au-delà du sépulcre, voici le trésor de l’âme, la toison d’or chrétien, le rêve : la couleur. Passé les murs moroses, Ravenne est un prisme dansant une ronde sacrée, d’un mouvement si lent qu’elle semble immobile. Cette nonne, enfoncée dans la boue, prie en cachant ses monceaux de pierreries : voluptueuse, extatique, son sourire ambigu a presque le dessin de la souffrance. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 158)

« […] Telle est la grandeur de cette invention : le Christ de Ravenne révèle la beauté dans la douleur, et à quelle profondeur inconnue peut aller la tristesse. Le nouvel homme est né : il sera douloureux, et n’aura pas honte de l’être ; il sera dans les pleurs, sans être avili ; il pourra souffrir et n’en sera pas accablé. La beauté demeure et se renouvelle. Un monde sépare le Christ ravennate des dieux romains. Avec tant de douceur, la divine figure est sans faiblesse. Que ce Christ est près de nous. Combien sa triste gravité me touche. Il nous ressemble par la méditation sur soi-même, et par les pensées qu’il endure. Il est bien loin de tous les jeux. Voilà l’homme en qui s’est faite la conscience d’être homme entre les hommes. La tristesse mortelle est en lui d’avoir la vie, d’être né pour la mort, de le savoir, et enfin, dis-je, la douleur d’être un homme. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 165)

« J’ai fini la journée, cherchant la mer, à travers la forêt.
La mer là-bas, la mer, toujours plus loin, toujours plus près. Enfin, c’est elle, l’Adriatique verte. O flot tragique. […] Des voiles latines vont contre le vent. J’épouse la querelle de Rome contre les Barbares. Je revendique cette mer pour la grande Rome, avec elle et contre eux. Flot tragique, et surtout d’avoir laissé derrière soi la dernière capitale, morte, invisible et muette. Une frange d’écume ourle les vagues glauques. Un long nuage noir coupe le ciel par le travers, du nord au sud. Je suis tenté par la négation. Un rire amer me prend, qui moque l’espoir de toute la terre. Un rire contre leur vaine antiquité, et même contre Rome. Où donc est-elle plus qu’ici enfoncée jusqu’aux cheveux ? En tous leurs triomphes, ils n’oublient que la fin. Ici donc, ont fini les consuls, les légions, le Sénat, les Augustes. Ils ont reculé devant le roi de la cendre et l’empereur de la poussière : une éminente dignité, s’il en fut, et qui brave les révolutions. Une ville vue de haut, un empire, tout un monde, qu’est-ce après tout ? Ce n’est qu’un homme, un rien, un peu de fièvre, le souffle d’une ombre, une mousse sur un pan de décombres. On est toujours assez haut, sur le bord désert de la mer. N’ont-ils pas cru noyer la mort, aussi, en la faisant chrétienne ? La mer, la pleine eau de l’oubli, son règne est bien à l’horizon de Ravenne. L’écume meurt sur le sable hagard ; les serpents endormis des algues roulent paresseusement de la grève à la vague.
Mais je ne ferai pas séjour dans la pensée qui nie. Le plus vaste et le plus désolé des espaces, même aux portes de Ravenne, et sur le seuil visible de la mort, ce n’est pas pour me livrer au flot que je retrouve la mer. Sublime, elle n’est pas sans espoir. Car l’heure, non plus que l’action, ne s’arrête pas. Voici que l’ombre se charge d’écarlate : la mer attend le soleil ; et pour le moment prescrit, infaillible, le soleil viendra. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 166)

« […] Toute la main des branches, en son duvet d’aiguilles innombrables, s’offre en miroir au firmament. Et quand l’heure du soir s’avance, le ciel est sur le dos de ces mains vertes ; et par-dessous, la paume voûtée retient le feu du soleil rouge. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 168)

« […] Le soleil me tient par la nuque ; il me mord au cou, comme le lion d’Assyrie enfonce ses crocs dans la nuque du roi. Je n’ai pas mangé depuis trente heures. La lumière nourrit. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 176)

« […] Cependant, le vieux Carme, épanouissant son tranquille sourire, me confie que le nouveau maître de l’Italie rend les cloîtres aux moines et les moines aux antiques demeures de la religion. […] Soudain, ses yeux s’éteignent. Une sorte de cendre se répand sur son regard et sur son front. Il baisse un peu la tête ; il serre la clef entre ses doigts et ramène sa large manche jusque sur ses ongles. On dirait d’une eau qui se retire. Il n’est plus là : il a rejoint le lieu réel de la présence. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 306-307)

« […] On n’aime vraiment rien où l’on se donne l’air de tout aimer. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 334)

« […] La mystique est la quatrième dimension : que sont les hommes qui ne se soucient pas de Dieu ? et que savent-ils de l’Amour ? » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 378)

« […] Quel est le péché des hommes ? Qu’ils aiment et qu’ils vivent. Ainsi ils donnent l’aliment à la mort. Pureté des enfants, où es-tu, illusion ? innocence ? Ils ignorent l’amour et la mort. Ils sont la vie encore éphémère, l’herbe fraîche qui n’a pas senti la faux. Heureux l’enfant mort dans les bras et les baisers de sa mère, avant d’avoir grandi. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 381)

« […] “Ne vous livrez pas à la tentation du néant, dernier refuge du feu sans aliment et de ceux que rien ne rassasie. Ami plein de beauté, ne t’égare pas. O triste saint celui qui se lance à la poursuite d’un plus beau que lui-même. Cruelle sainteté sans paradis, celle qui n’exige et ne conquiert rien qu’elle ne dédaigne. Il n’est pas de mort pour une âme toute vivante. Si tu meurs, c’est que tu ne veux pas assez vivre : tu n’es plus assez fort pour créer la vie. Tu ne succombes qu’à toi-même. Vous n’entendez pas comme il faut la voix de François (Saint François d’Assise). Son conseil n’est pas glacé ni de tout perdre : son renoncement ne sort pas de l’inerte Asie ni du Thibet. François fait à la mort un accueil d’amant, parce qu’il n’y croit pas : elle n’est que le manteau d’hiver de la vie : il l’en dépouillera dans la suprême étreinte, quand elle le serrera sur elle, pour embrasser à jamais, dans sa divine nudité, la vie éternelle.” » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 383)

« […] Tout art tend à la musique, dès qu’il cherche à se passer lui-même. Au-delà de ses moyens propres, chaque art a une expression musicale, par où l’artiste aspire à donner aux autres l’émotion pure qui l’anime.
Un langage est d’autant plus celui de l’art que le concept inerte en est absent : tout ainsi qu’un objet est d’autant plus vivant qu’il s’éloigne plus du cristal. Le concept n’est jamais tout à fait banni : comme le cristal, il peut ne plus être que le squelette invisible et le plan.
Voilà tel vers, telles chansons de Shakespeare qui restent suspendus pour le sens : l’idée se retire et tout s’achève en émotion. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 533)

« […] J’appelle amour une présence suprême, qui est la mélancolie de la joie, et la joie dans la souffrance : la présence de Dieu, en somme, au centre de l’universel néant, le bonheur d’être enfin, pour combler une pensée et un cœur d’homme. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 544-545)

« […] Notre croix est en nous et nous y naissons cloués pour la vie. À nous de nous en défaire. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 546)

« […] Ce monde marche par nous et marchera bien sans nous. Que l’esprit persévère dans son combat pour l’harmonie et la beauté. Mais nous n’avons que faire de jeter encore un geste discordant au milieu de la cohue, une autre vague dans le désordre de cette mer orpheline du calme. Bienheureuse l’action qui défend les hommes de se faire machines. Mais la pensée, en lutte perpétuelle avec le train mécanique de la vie, est une action suprême : l’esprit de beauté est l’arme divine qui défend l’homme de l’automate. […] La vie ne se justifie que par la grandeur et la beauté. Tout le reste est bassesse et sombre farce. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 549)

« […] Pour retrouver son chemin dans la forêt du monstre qui doit lui dévorer ses frères, le Poucet le plus frêle de tous, mais qui voit le plus loin, sème des cailloux tout le long de la route. Pierres de beauté, qu’on laisse tomber, qu’on égrène dans la nuit et qu’on reconnaît le matin, pour s’éloigner toujours plus sûrement de l’ogresse opinion et du monstre vulgarité. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 549)

« […] O désert du mystère, plan fatal de l’univers, le seul où notre esprit se meut, et le seul qu’animent nos passions : sans elles, le vide est l’envers des ténèbres. Rien ne peuple le désert ; rien ne comble l’abîme que notre pensée, le rêve renouvelé de notre vie intérieure. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 550)

« […] O nuits des lucioles à Sienne, où tout est amour, tout est lumière, tout est jeunesse. La ville du rêve est levée par la puissante main de la terre, vers le ciel, en calice d’ardeur. Toute nécessité, alors, s’efface : la vie passionnée est la vie nécessaire. Tout ce qui est médiocre ou nul, ici comme ailleurs, se retire dans les fossés, et n’est plus que les ténèbres d’en bas, d’où la gerbe de feu s’envole, d’où les lucioles s’élancent. » André Suarès (in Voyage du Condottière, p. 554)



Georges Rouault, Portrait d'André Suarès