jeudi 5 février 2015

Adonis : Mon corps est mon pays



extrait de Le théâtre et les miroirs,
traduit par André Velter et l’auteur

1

Dans mes veines dans mes cendres vient l’éveil,
je me lève, le monde est une maison autour de mon visage,
chaque fleur est poème.
L’histoire vacille comme une proie
l’histoire se fait plus vive –
quel feu as-tu éteint,
lequel as-tu ravivé, ô Mihyar ?

- Je suis descendu dans un minaret
je me suis mis dans une guitare
où chaque corde saignait sa blessure ouverte,
la vie était un tapis aux marches du palais
l’histoire une guenille emportée par l’Euphrate,
tout ce que ciel et terre comptent d’oiseaux se changeait
en fruits mûrs,
mon visage est passé dans le visage de la rue
dans celui des cavaliers, dans celui des remparts,
temps serré contre les hommes comme une touffe de laine
et mosquée dressée immobile
pour que dérive la nature et l’espace
ou que revienne l’appel à la prière.
Quelqu’un dit : - J’ai lu Platon,
j’ai percé à jour tout ce qui sera :
la maîtresse des palais est une régisseuse,
le croissant de lune est un régisseur
qui loge dans une échoppe
qui naît et meurt entre ses jambes…

Le déluge a commencé
l’estuaire s’est enlisé dans l’invisible –
Kassaïoun devenu fleuve
sous Barada va un chemin
pour l’ermite Bouhaïrah,
la parole s’est peuplée d’arbres
les pas s’inventent une nostalgie
Allah frissonne comme une houle
dans les maisons.
L’histoire a commencé
et nous, nous avons commencé –
ô acteur caché, ô notre grand soufi
nous voici en partance
et Allah sait quand serons de retour,
car si demeure la nuit
si demeure le soleil
nous ignorons ce qu’adviendra de Kassaïoun –
de Kassaïoun prophète jaune,
et que sera la dernière scène
ô croissant du Ghouta, ô notre grand soufi.
Je crie au fond d’un corridor
d’une citadelle de cendres –
je suis devenu blessure au corps de la citadelle,
nuage enlaçant la terrasse et l’auvent,
je  crie du fond d’un corridor :
je hais la terre pareille à une perle jetée
dans un trou de cristal,
je rêve aux frontières, aux pays sans fins comme la mer
et voués à l’amour,
le badigeon de toute barrière est servitude
lèpre solaire et mutisme
pesanteur froide dans le corps de l’homme.

2

Tu m’as posé une question ?
Meurs d’abord ou flambe telle une blessure,
descends dans mes cendres et demande…
Tu me demandes quel est mon pays ?
Mon corps est mon pays.
Qui es-tu ? As-tu convoyé le galop des étoiles,
as-tu dévalé le cours des torrents,
es-tu fleur éclose aux lèvres du mur ?
As-tu revêtu les ailes d’un papillon,
es-tu allé te cacher au-dedans d’un rocher,
as-tu ouvert ta paume,
fait un lit du soleil,
es-tu devenu le murmure d’une forêt,
as-tu entendu le tocsin des montagnes
sonner au cou d’un nuage ?
Qui es-tu ? Ah ! Ha !... Une fois on était,
une fois on s’en est allé :
tu es l’esclave de la route, une guenille sur la route,
tu es cimetière, tu es habitude…
moi je suis découverte, conquête,
il y a sous mes cils un espace de chevaux fantômes –
les plantes, les fleurs, les rivières, les plaines
sont des chevaux fantômes
et les hennissements : des blessures,
et les montagnes sont pleines de tentations murmurées.

Avec mes échelles j’ai tissé des ailes à la patience,
j’ai enlacé la source, la perle blanche et les miroirs :
ô vous les arbres des jours, de quel soleil
vous êtes-vous vêtus sous mon tropique,
ô vous les arbres du vertige ?
Et j’ai dit, voici notre feu, voici l’emblème de la fraternité.
Ce temps décharné est pareil à la corne d’un taureau
qui meurt, et la prophétie –
ô pauvres de ce monde, la prophétie est pauvreté,
pauvreté avec l’espace pour commencement.

… « Accompagne-le, étoile des questions,
enseigne-lui l’ouragan et la chute vers le haut… »
Je ne possède que mon visage et mon sang
et n’ai de nostalgie qu’au brasero des rêves…
« Es-tu rentré dans ton trou ? Qui es-tu ?
Ah ! Ha !... une fois… meurs d’abord. »
Je suis né sous le manteau du prophète,
mon visage est le feu d’une épouse qui rêve :
« Comment tombent les épées, comment le soldat
revient-il ?... »
Mon visage est comme un astre
qui étreint la vie, la mort, les choses inanimées.
Je rêve au nom de l’herbe
quand le pain devient enfer,
quand les feuilles sèches en leur ancien livre
deviennent cité de terreur,
je rêve au nom de la glaise
pour abolir les ruines, recouvrir le temps,
pour appeler le secours du souffle premier
récupérer ma flûte première
et changer la parole.

Après les cendres de l’univers,
le rêve est la couleur et l’arc de la couleur,
il secoue ce temps qui dort dans l’épaisseur du givre,
muet comme un clou,
et le verse comme une urne
et l’abandonne au feu, à l’instant bondissant
du germe des âges et de l’avancée des enfants –
des enfants qui sèment le grain pur
et portent l’étincelle, la lumière.

Je me suis lavé les mains de ma vie
fragile comme un papillon,
j’ai réconcilié l’éternité et l’éphémère
pour déserter les jours, pour accueillir les jours,
les pétrir comme du pain, les purifier des rouilles
de l’histoire et de la parole,
pour me glisser dans leurs châles
comme une chaleur ou un symbole,
car il est dans mon sang une éternité de captive,
une éternité d’expiation colportée par ma mort
et autour de ma face une civilisation en agonie.

Me voilà pareil au fleuve
et je ne sais comment en tenir les rivages
moi qui ne sais rien excepté la source
l’errance où vient le soleil comme magique herbe noire
où se cabre le soleil comme une jument rouge
voyante du bonheur du malheur, devin ou lion
ou aigle qui dort comme un collier
au front de l’éternité.


© Adonis
(in Mémoire du vent, Poèmes 1957-1990, Poésie/Gallimard p. 85-89)

Entretien radiophonique : Adonis iconoclaste (Cultures d'Islam)


Adonis

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