mercredi 29 avril 2015

La vitesse foudroyante du passé

« Amis vous noterez que par le monde y'a beaucoup plus de couillons que d'hommes et de ce vous souvienne. » François Rabelais [Photographie prise au Musée Rabelais en Touraine]

Arsène rencontra Ernest dans une petite rue de Martignac. C’était dimanche et nos deux compères s’ennuyaient ferme. Ensemble, ils déambulèrent dans la rue principale dont les volets étaient encore clos en ce début de matinée.
« Bé alors, mon bon Ernest, tu t’en vas donc pas à la messe ?
- Oh, m’en parle pas, Arsène ! Depuis qu’j’a vu l’gars sur sa croix, j’y fous plus les pieds ! Paraîtrait qu’il a foutu un sacré bordel au marché d’la place du Temple et qu’les ritals d’la rue Golgotha t’l’ont cloué sur une croix pour l’exemple !
- Vindieu, mazette, corne de bouc ! Et ils le laissent pourrir là, c’te pauvre larron ? On f’rait p’t’être bien d’aller l’décrocher, tu crois pas ? demanda Ernest.
- Si c’est pour qui nous z’arrive la même chose, non merci ! J’me suis laissé dire qu’les curés, ils z’y bouffent son corps. Z’en planquent même des morceaux dans l’église, t’imagines un peu ?! On est en 1950 et y’a des cannibales en soutane qui crèchent à Martignac ! » dit Arsène écœuré.
À ce moment-là vint à passer le curé de la paroisse qui, d’un pas alerte et enjoué, s’en allait faire les préparatifs pour l’office.
« Bien le bonjour mes fils ! Alors, la moisson a été bonne ? Je ne vous vois pas souvent dans la demeure de notre Seigneur. Venez donc communier ce matin, le corps du Christ vous attend ! »
Arsène attendit qu’il ait tourné au coin de la rue pour s’exclamer :
« Bon sang ! Tu t’rends compte mon vieux Ernest ! Y s’en cachent même plus d’leur goût pour la viande humaine. J’te l’dis, on est entourés d’sauvages. Et l’café qu’est même pas ouvert l’dimanche, c’t’un monde ça ! On n’a même pas l’droit à notre p’tit blanc du matin alors qu’les curetons eux, y vont t’biberonner du vin d’messe jusque-là et boustifailler d’la chair humaine qui doit être bien faisandée d’puis le temps ! »
C’est alors qu’une machine volante se déposa sans heurt ni fracas sur la petite place de la mairie. Quelques hommes en sortirent. Arsène et Ernest restaient cloués sur place, paralysés par la stupeur. Les hommes de l’espace vinrent à leur rencontre, ils étaient habillés comme au XVIIIe siècle avec perruques blanches, collants de soie et jabot en dentelle.
« Holà mes braves ! Pouvez-vous nous dire en quelle année nous sommes ? Nous avons ici une machine à remonter le temps et nous l’avions réglée pour aller empêcher que notre bon Louis XVI ne soit guillotiné. »
« Ben ça alors mes bons messieurs ! vous z’y êtes pas du tout ! Vous vous gourez d’époque et d’lieu ! Ici, z’êtes à Martignac en 1950 où on s’emmerde comme des rats crevés l’jour du Seigneur ! »
« Par le sang du Christ ! dit l’un des hommes à son voisin. Hâtons-nous de remonter le temps, il nous faut sauver le Roi ! Cette époque de blasphémateurs n’est point pour nous mon cher marquis. »
Disant cela, ils grimpèrent prestement à bord de leur machine qui fila comme l’éclair. Arsène et Ernest étaient médusés.
« J’a encore dû boire trop d’rouge, mon vieux Arsène. J’vois des choses bizarres… T’as vu un peu ces ballerines en collant toi aussi ?
- Un peu qu’j’les ai vues, comme j’te vois ! » répondit Arsène.
Encore sous le choc, nos deux hommes se dirigèrent en titubant vers l’église de Martignac comme des ivrognes.
Arsène plaça sa main sur l’épaule d’Ernest, l’arrêta et lui lança un regard de possédé.
« Après ça, Ernest, on peut plus s’permettre d’être des hérétiques. C’t’un miracle qu’on a vu !
- Pour sûr ! Au diable nos jugements sur les cannibales de la paroisse, allons manger l’bonhomme sur sa croix. On a été touchés par la grâce mon vieux ! » lui répondit Ernest.
Nos deux compagnons avaient vu la vitesse foudroyante du passé symbolisée par cette étrange machine, venue tout droit du XVIIIe dans le but de permettre à Louis XVI de garder sa tête bien campée sur ses épaules.
Le passé est rapide mais il ne “passe” pas toujours aussi vite qu’on le croit. À peu de choses près, les croyances et les mœurs étaient restées les mêmes qu’au temps des hommes en perruque.


© Thibault Marconnet

le 17 avril 2015


Le peuple écrasé par les privilégiés « â faut esperer q’eu s’jeu la finira ben tôt. Un païsant portant un Prélat, et un Noble. » Eau-forte en couleurs, [Paris, 1789]

1 commentaire: