vendredi 1 mai 2015

François Augiéras est un autre : à propos du film “Los Pasos Dobles” d'Isaki Lacuesta





Los Pasos Dobles est le récit cinématographique d’une quête tout entière tournée vers le désir de la beauté et du mystère car c’est là, finalement, que se prolonge et se propage notre soif d’exister. Son origine est la rencontre entre le réalisateur catalan, Isaki Lacuesta et le peintre espagnol de renommée internationale, Miquel Barceló. Le cinéaste avait alors pour projet initial de réaliser un documentaire autour d’une performance faite à l’aide d’un mur d’argile mouillé et que l’artiste peintre réalisa un peu partout dans le monde avec la collaboration de Josef Nadj, un chorégraphe français d’origine yougoslave. Barceló voulut en faire l’ultime expérience au Mali, auprès de ces hommes qu’il côtoie depuis maintenant une bonne vingtaine d’années. Il en résulte un film intitulé El cuaderno de barro (Le cahier d’argile). C’est au gré de leurs conversations que Miquel Barceló initia Isaki Lacuesta à l’œuvre sans pareille de François Augiéras, son écriture, sa peinture, sa vie, ses multiples transfigurations. Il insuffla dès lors au cinéaste l’enchantement que procure la formidable aventure humaine de cet “apprenti sorcier” pour ceux qui la découvrent fébrilement au cours de lectures passionnées. D’une telle transmission naquit Los Pasos Dobles : film dans lequel le travail pictural de Miquel Barceló semble rejoindre celui de l’auteur du Voyage des Morts et cheminer à son côté - en “pas doubles”. Dans ce conte aux éblouissantes images, rêve et réalité se confondent, mort et vie s’entrecroisent.


Miquel Barceló

Isaki Lacuesta

Isaki Lacuesta et Miquel Barceló, en pèlerins du cosmos affamés de lumière, ont cherché à témoigner de leur amour pour un homme et son œuvre ardente. Leur ligne de fuite ? François Augiéras et sa trajectoire sans égale. Il convient tout d’abord de dire ici quelques mots de ce Grand Vivant, auteur qui demeure encore bien trop méconnu malgré la force visionnaire et la foudre de son verbe. Très tôt nourri à l’âme des rivières du Périgord, ce “fils du soleil” (pour emprunter à Rimbaud une fulgurante image dont lui seul a le secret) fut écrivain, vagabond, peintre, chaman, yogi, amant cosmique, chantre des étoiles, ermite consumé par le magma de ses visions… et tant d’autres avatars qu’il serait vain de vouloir recenser. Car, avant toute chose, François Augiéras demeure un appel à exister hors des limites terrestres, dans l’athanor céleste de la joie retrouvée : au cœur d’un ici-bas transfiguré.




Dès les premières images de Los Pasos Dobles, nous sommes fixés par le visage d’un homme à la peau d’ébène qu’un militaire gifle plusieurs fois en vociférant : « Comment t’appelles-tu ? » L’homme au regard de braise noire finira par répondre d’un ton tranchant : « Je m’appelle François Augiéras et un jour, je te tuerai. » Dès lors l’aventure peut commencer tambour battant, qui nous mène en pays Dogon dans l’envoûtante lumière ocre et sablonneuse du Mali : terre de légendes où le soleil semble inscrire ses runes de feu à même le sol, dessinant des lézardes qui sinuent comme autant de serpents d’argile. Augiéras connut les grottes qui cernaient le Périgord Noir, ici les habitations troglodytes font office de cavernes où poursuivre sans fin l’aventure intérieure.
La chasse au trésor fantastique est lancée. Déjà, des hommes partent à la recherche d’un blockhaus que le temps a ensablé et dans lequel François Augiéras réalisa des fresques murales avec la ferveur d’un homme de Lascaux. Jugeant qu’il ne pouvait faire confiance aux hommes de son temps, il scella le plafond à l’aide d’un gros rocher, confiant pour mémoire ce testament pictural aux hommes de demain : « On retrouvera mes fresques dans un siècle ! Faire confiance aux hommes, oui ! À ceux de l’Avenir ! À l’Homme actuel, non. » ainsi qu’il l’écrit à la p. 358 de ses Mémoires intitulés Une Adolescence au temps du Maréchal.




D’abord pressenti pour incarner François Augiéras, Miquel Barceló sera finalement le guide qui, du bout de son pinceau, tracera la carte de cette épopée magique.
Augiéras se glisse alors dans la peau d’un homme noir : métamorphose singulière qui aurait certainement plu à cet “esprit farceur”.
Si « tout grand art est un art d’apparition », comme ce dernier l’affirme, alors il doit exister aussi un art autre : celui de la “disparition”. Ou, pour mieux dire, de la démultiplication, du fourmillement. Un jeu de masques, le « je est un autre » de Rimbaud. C’est là sans doute que se situe l’art des “pas doubles” dont les différentes significations nous sont livrées tout au long du film. Se créer des doubles afin de les envoyer de par le monde accomplir nos différentes tâches humaines. Mais alors, si doubles il y a, où se trouve l’Unité de chacun ? Peut-être bien dans la réconciliation du Multiple et de ses contraires. Car il arrive un moment où le labyrinthe des paradoxes, vu d’en haut, nous apparaît absolument nécessaire et sans contradiction aucune, tout à son tracé clair.


François Augiéras




Dans Los Pasos Dobles, Augiéras connaîtra plusieurs mutations : le jeune homme aimé par son oncle colonel deviendra Abdallah Chaamba ; il sera l’amant d’une prostituée, l’amant d’un albinos, un brigand qui danse ainsi que l’étoile de Nietzsche (« Il faut beaucoup de chaos en soi pour accoucher d’une étoile qui danse »), un devin perché sur son baobab comme la vigie d’un mât planté à même la terre. Celui qui avait connu « l'apparition de la joie en avance de cinquante ans sur l'histoire humaine » et qui, jamais, ne voulut « tenir compte des opinions des fatigués de la vie », apparaît ici dans une présence d’une grande magnitude. La fabuleuse musique de Gerard Gil, située quelque part entre celle de Paris, Texas et Le Bon, la Brute et le Truand (la première signée de Ry Cooder, l’autre du grand Ennio Morricone), ponctue les superbes plans du film par des mélodies d’où se déversent des cataractes de lumière. Par bien des aspects, ce film d’Isaki Lacuesta peut être rapproché de certains opus du réalisateur chilien, Alejandro Jodorowsky, tels que El Topo ou encore La Montagne sacrée.




Voyage halluciné, égarement des sens, violence et présence brute des corps, une telle expérience cinématographique nous déboussole. Au bout, c’est la promesse du soleil, de celui qui rend fou, ivre de joie et de douleur, et dont la boule de chaleur cogne aux tempes ainsi qu’un gong tibétain. Un rébus est posé plusieurs fois par les protagonistes de l’histoire : « Quelle est la seule chose qui se détruit quand on la partage ? » Le sésame se trouve au bout de cette longue et folle traversée.




Car enfin, ce film est là pour nous convier à une quête essentielle : continuer de porter l’existence à son plus haut degré d’intensité, creuser en nous la faim de l’Absolu, cette coupe “d’or vivant” dans laquelle boire le feu de l’infinie lumière.





© Thibault Marconnet
le 1er mai 2015

Thibault Marconnet, Arbre bleu et soleil rouge (pastel), 2015

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