jeudi 27 août 2015

À votre santé !

Robert Doisneau, Le Manège de Monsieur Barré, 1955


Ce matin-là, il pleuvait à verse sur Paris et les promeneurs du dimanche couraient s’abriter dans les quelques cafés ouverts. Albert était parmi eux et s’essorait comme une serpillière devant un café de la rive gauche rempli à craquer, dans lequel il lui était impossible d’entrer. Il pensa au conte d’Andersen “La petite fille aux allumettes” et se prit à sourire.
« Pour sûr, avec un temps pareil, c’te foutue histoire s’rait tombée à l’eau ! » se dit-il en son for intérieur.
C’est alors qu’il aperçut son ami Émile qui marchait dans la rue, ruisselant, sautillant de droite à gauche pour éviter les énormes flaques qui recouvraient le bitume comme une mer grise. Il avait l’air apitoyé d’un vieux chien mouillé.
« Salut vieux ! T’es pas resté chez toi avec c’qui tombe ? lui dit Albert.
- Salut Albert, vieux sacripant ! et toi qu’est-ce tu peux bien fiches là ? demanda Émile.
- Comme tous les dimanches matin, j’aime à prendre ma douche écossaise. Hélas, j’ai oublié mon kilt et ma cornemuse dans ma mansarde. »
Là-dessus, il se mit à claironner un air de musique écossaise à vous briser toutes les vitres de la capitale.
« Tu t’rappelles comme ils nous ont abrutis, ces vaches, en 1916 dans les tranchées ? Il pleuvait aussi dru qu’aujourd’hui ! M’enfin c’est d’la race des escargots ces bougres-là, ça craint pas la pluie, ça s’y sent chez soi, dit Albert.
- À qui l’dis-tu, vieux frère ! N’empêche, dès qu’on avait la tremblote à cause du vent et de la boue gelée, y nous r’filaient d’leur visqui, les bonnes âmes ! déclara Émile en se léchant les lèvres à ce souvenir.
- Tu veux qu’j’te dise, Émile ? T’es bien plus spirituel que tous les spiritueux du monde ! » lui lança Albert avec un sourire de connivence.
Ils regardèrent l’intérieur du café infranchissable, rempli de la fumée des cigarettes et de l’haleine fatiguée des hommes entassés.
« J’ai pas fait quatre ans dans leurs foutues tranchées pour rester à la porte d’un rade sous la flotte ! grogna Albert.
- C’est comme tu l’dis bibi ! Qu’ils aillent se faire ! Viens donc, vieille branche, on va se chercher un autre abri » répliqua Émile en le saisissant amicalement par le bras.
Ils partirent en courant sous une pluie battante. Apparut à ce moment-là un vieux monsieur en costume de velours gris perle qui croisa leur chemin et les arrêta brusquement.
« Bien le bonjour, mes gaillards !
- Merci, z’êtes bien gentil mais on n’a pas d’temps pour rester à vous parler, dit Émile d’un ton brutal.
- Ces messieurs cherchent un abri contre cette pluie du diable ? Suivez-moi. »
Albert et Émile se regardèrent, un peu surpris par ce vieil homme débarqué d’on ne sait où, et décidèrent finalement, sur un signe de tête commun, de lui emboiter le pas.
Étrangement, ce monsieur chenu et élégant semblait parfaitement sec bien qu’il n’eût pas de parapluie. Voyant qu’Émile et Albert le scrutaient avec des yeux ronds, il leur dit :
« Mes bons garçons, laissez-moi faire les présentations d’usage : je me nomme Charles Beausserant et je suis comme qui dirait tout ce qu’il y a de plus mort ! »
Albert et Émile n’eurent pas même le temps de réagir qu’une trappe s’ouvrit toute grande sous leurs pieds et qu’ils tombèrent dans un luxueux salon orné de meubles “modern style”. Là, des femmes en fines robes de soirée, un verre d’absinthe à la main et le teint affreusement pâle les gratifièrent d’un regard vague et absent. On eût dit des cadavres maquillés pour la noce.
Charles Beausserant s’adressa à l’assemblée :
« Mesdames, faites-moi l’honneur d’accueillir ces petits gredins qui ont cru pouvoir traîner encore longtemps leurs guêtres dans le monde d’en haut, loin de la maison des morts ! »
Se tournant vers Albert et Émile interloqués, il leur déclara tout à trac :
« Eh oui, mes braves, vous êtes morts il y a de cela trois ans sur les champs de bataille de la Marne en 1918. Mais, petits polissons que vous êtes, vous n’avez pas rejoint bien sagement votre bercail, là où est votre vraie place, c’est-à-dire ici parmi les morts vos camarades ! »
Émile sentit un frisson lui parcourir l’échine et dit à Albert :
« Bon sang, mon vieux, dire qu’on est allés faire les zouaves dans leur satané guerre ! Tu crois qu’le jeu en valait la chandelle ?
- Pas sûr, répondit Albert (sur quoi il ajouta), mais y’a p’t’être moyen d’s’amuser dans c’te turne, qui sait ! J’ai les os gelés pire que si j’étais couché six pieds sous terre ! Puisqu’on est macchab pour de bon, viens, on n’a plus à s’en faire pour la morale et on va aller trinquer avec ces dames ; un peu pâlichonnes tu m’diras : raison d’plus pour leur redonner des couleurs ! À la santé des morts ! »


© Thibault Marconnet

le 31 juillet 2015


Honoré Daumier, À la santé des pratiques, Lithographie publiée dans “Le Charivari” le 26 mai 1840

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