vendredi 25 septembre 2015

Le poète sans dieu

Camille Corot, L'Étoile du berger, 1864


Les feuilles des oliviers frémissaient comme des pièces d’argent dans la brise du soir, les hauts cyprès se découpaient sur un ciel de pleine lune ainsi que des veilleurs immobiles ; et un parfum de jeune vigne se répandait dans la verte Toscane. La ville de San Gimignano bruissait de mille sons : parlers chantants des habitants, résonance des pavés, abois de chiens, cris d’amour des chats en rut ; et chants nocturnes des moines dans la vieille église aux vitraux à demi éclairés par quelques cierges, dont la fumée noircissait les murs. En cette heure vespérale, Castagno, le poète, cheminait sur une colline avoisinante, égrenant des vers dans sa tête comme d’autres des chapelets au bout de leurs doigts raides.
Aux abords de cette ville chrétienne, Castagno gardait ses distances car, n’étant pas croyant, il savait trop bien à quel danger il s’exposait dans cette Toscane du XVIe siècle, où ses poèmes licencieux étaient mal vus par le pouvoir ecclésiastique.
« Qu’ils chantent donc pour leur crucifié ! disait Castagno dans son for intérieur. Lorsque les inquisiteurs allument des bûchers, ils ne pleurent pas sur les hommes dont ils brûlent la chair en toute impunité au nom même de celui qu’ils adorent. Et moi qui ai le malheur d’écrire des poésies sur la prodigieuse nature, sans jamais parler de leur dieu, ils me feraient payer cher ma présence en ces lieux. Païen ! hérétique ! j’en ai assez entendu comme cela. »
Ce disant, il but une rasade de Carmignano, ce vin toscan fort réputé pour son arôme et son ancienneté. À la lueur de la lune, Castagno sortit des feuillets de son vieux sac de voyage, installa sa plume et son encrier près de lui et, assis dans l’herbe, se mit à écrire :

« Le vin des hommes
C’est le sang répandu
Au pied des étoiles
Par les inquisiteurs de Rome

L’herbe rouge veut son dû
Et face aux cadavres les yeux se voilent
Moi je chante la nature
Avec l’âme païenne de ma lyre

Car seule l’énergie des pensées
A vertu d’élargir l’azur
Et de célébrer la beauté du délire

Lune pleine comme le pain rond de mon village
Je te salue, sœur de lait de la nuit
Femme au généreux corsage
Dans mon cœur déraciné
Ta lumière blanche est un fruit. »

Après avoir écrit ces vers, Castagno se sentit en paix avec l’univers. Il mit son sac sur ses épaules, écouta avec un vague sourire les derniers chants des moines dont le son se perdait dans la nature. L’âme de Castagno était rouge comme le vin de Carmignano dont le feu réchauffait sa poitrine. Il prit son bâton de pèlerin sans dieu, de poète païen, et marcha longtemps dans la lumière laiteuse comme un enfant boit à longs traits au sein de sa mère.


© Thibault Marconnet

le 25 septembre 2015


Camille Corot, Souvenir de Toscane, eau-forte, 1845

2 commentaires:

  1. Pas plus que le poète, l'humanité a-t-elle besoin de quelconque dieu ?

    RépondreSupprimer
  2. Salut Keith !
    Pour parler franchement, je pense que l'humanité n'a pas besoin d'un quelconque dieu. Quand on voit le nombre de tueries commises au nom d'un hypothétique “dieu”, je me dis que c'est une invention assez sotte. À mon sens, l'être humain s'est créé des dieux - ensuite un "Dieu" unique - pour affronter avant tout sa peur d'être libre. Car, au fond, c'est cette liberté qui nous effraie le plus : ces questions sans réponses qui nous sont prodiguées par la nature. Or, l'homme religieux est un ennemi acharné de la nature et c'est pourquoi il préfère se soumettre à un dieu de chimère plutôt que d'accepter simplement sa présence au monde. Nous cherchons à donner du sens à notre existence mais n'est-ce pas déjà merveilleux que de la vivre ? Comme l'écrivait Dostoïevski : "Avant de chercher un sens à la vie, aime la vie. Si tu aimes la vie, tu deviens un vivant." Les dieux que l'homme invente ne sont qu'un prétexte pour légitimer l'asservissement que certains font peser sur autrui, le tout au nom d'une force "supérieure" dont ils se croient les dépositaires alors même qu'ils ne songent qu'à assouvir leur soif de pouvoir et d'anéantissement.
    Merci pour ton commentaire.
    Amicalement,
    Thibault

    RépondreSupprimer