samedi 10 octobre 2015

Aux yeux de tous

David Low, Rendezvous, 20 septembre 1939


Isaac Steinowicz était un juif athée. Natif de Varsovie, ce vieil homme avait connu l’invasion de la Pologne par les armées soviétiques et nazies ; puis, après la chute du IIIe Reich, il avait vécu sous la botte communiste. Nous le rencontrâmes plusieurs fois dans des cafés de la capitale polonaise au cours des années 90 où il aimait parler de son passé, en dérouler l’étonnante pelote devant nos yeux de jeunes intellectuels occidentaux qui n’avions pas connu la guerre et qui rêvions bêtement de sensations fortes comme un puceau songe à perdre son encombrante virginité mais sans oser se mettre nu. Isaac était un vieillard digne et élégant, respecté par la plupart et secrètement haï par certains, ce dont il se moquait éperdument. Chaque fois que nous le rencontrions, à la terrasse ou dans la salle de son café habituel, il nous accueillait avec un sourire vigoureux et franc, se tenant bien droit. Il avait toujours avec lui un vieux cartable élimé, usé jusqu’à la corde, qu’il trimballait et qui contenait divers carnets de survivance tenus sous l’occupation nazie. Quand il nous contait son histoire, il arrivait qu’il y piochât quelques passages pour illustrer son propos et le rendre plus vivant à nos yeux. C’est ainsi que, peu à peu, nous apprîmes le récit de sa vie.
Lorsque les troupes hitlériennes édifièrent le mur honteux du ghetto de Varsovie, Isaac Steinowicz, quant à lui, avec l’insoumission qui le caractérisait, avait refusé d’obéir aux occupants nazis et, plutôt que de se laisser enfermer dans ce faubourg de l’enfer, il avait pu se cacher dans la ville même, chez Anita, sa compagne de l’époque qui n’avait pas hésité une seconde à accueillir l’homme qu’elle aimait pour qu’il s’abritât de ses adversaires déloyaux. Isaac avait vécu là durant toute l’occupation nazie, le ventre constamment noué par la peur d’être découvert. Car, s’il était forte tête, il n’en demeurait pas moins un homme soumis aux mêmes émotions que ses semblables. Isaac aimait la vie par-dessus tout et pour rien au monde il n’aurait voulu qu’on la lui retirât. Son seul réconfort, durant ces années de cache-cache avec l’occupant, avait été de tenir scrupuleusement un “journal de survie en milieu hostile” ainsi qu’il se plaisait à nous le définir. Alors nous avions droit, entre deux cognacs avalés d’un trait, à la lecture de quelques morceaux savoureux. Chez lui, la légèreté l’emportait toujours sur la gravité. Il avait ce secret de savourer pleinement une vie qui aurait pu lui être ôtée à plusieurs reprises. Alors, alerte et enjouée, sa voix se réveillait et résonnait dans tout le café :

« Quelle plaie que d’être enfermé alors que la lune est pleine et que la ville est là devant mon regard, étendue comme une femme voluptueuse… Les rats, eux, peuvent au moins sortir la nuit, faire la noce parmi les poubelles et se dégourdir les pattes. Il n’y a pas encore de nazis dans la confrérie des chats pour leur imposer un stupide couvre-feu ou tout simplement pour vouloir les exterminer jusqu’au dernier. Entre eux, l’équilibre naturel est tout instinctif. Tandis que moi, Isaac Steinowicz, qui ne croit même pas au dieu d’Abraham et de Moïse, je dois me cacher, plus craintif qu’une souris. Et, qui plus est, en plein cœur de la souricière ! Mais peut-être est-ce finalement la meilleure cachette possible : vivre au nez et à la barbe de tous dans le centre de Varsovie, chez une jeune femme polonaise qui m’aime pour ce que je suis, à savoir un homme dont elle se moque bien qu’il soit “casher” ou “aryen” : un homme qui aime le goût fruité de sa peau blonde et qui lui fait l’amour pour le simple plaisir de s’unir à elle. Car j’aime Anita, malgré toutes ses petites manies, comme celle de me faire éteindre brutalement ma cigarette et de fermer à toute volée la fenêtre une fois la nuit tombée. Oh, je sais que c’est pour mon bien alors je suis prêt à tout lui pardonner. Et pourtant, malgré cette fichue peur qui me tenaille, envoyer ma fumée de cigarette à la face des esprits faibles qui se dandinent au pas de l’oie, voilà qui me ferait bien rire ! Mais cela signifie mourir et je m’y refuse totalement. Alors j’essaie d’être sage et prudent pour ma petite Anita, et surtout pour moi-même car je n’ai pas une vocation de martyr. Oh, qu’on n’aille pas croire par ces mots que je n’éprouve aucune compassion envers ceux de ma “race” qui, parqués dans le ghetto de Varsovie au milieu du froid, de la boue, de la désespérance et de la neige, attendent leur mort du jour au lendemain. Je pense souvent à eux, et j’ai le cœur qui se serre comme si un infect salopard me le broyait entre ses deux mains gelées. Mais qu’y puis-je ? “Suis-je le gardien de mon frère” comme dirait l’autre ? Ce n’est tout de même pas de ma faute si la Société des Nations tremble de peur devant ce morveux hystérique qu’on appelle le Führer. À eux de venir nous aider, plutôt que de parler de paix à ceux qui meurent sous les coups. Chez Anita, je suis un peu dans la même situation que “la lettre volée” dans la nouvelle éponyme d’Edgar Allan Poe : tellement exposé aux regards qu’on ne me remarque même pas. »

Voilà le genre de considérations qui se trouvaient consignées dans ses carnets de reclus et dont Isaac nous faisait part, le visage animé par les verres de cognac, oscillant toujours entre la plus noire tristesse et la joie la plus éclatante : celle que constituait pour lui le fait d’être encore en vie et d’avoir déjoué tous les pièges ; d’avoir, en somme, fait mentir les prétentions destructrices de l’ennemi, cette grande tabula rasa à l’égard de tous ceux qui leur déplaisaient : prisonniers politiques, droits communs, juifs, tziganes, homosexuels, témoins de Jéhovah, etc. Ses mains s’activaient, dessinant des arabesques dans l’air et, cigarette aux lèvres, il nous lisait d’autres extraits de ses carnets :

« Le mieux, mon bonhomme, ce serait d’être dans le soleil, en plein dans la boule de feu. Personne ne peut le regarder en face, alors s’il existe un endroit idéal pour se cacher de tous c’est bien celui-là. Seulement voilà, toi, Isaac, dans ta faible condition d’homme tu ne peux pas te cacher dans le soleil, mais tu as pour toi la chance de vivre parmi un troupeau d’aveugles. Il faut croire que je compte beaucoup aux yeux d’Hitler pour que moi, petit juif athée de Varsovie, caché dans le lit ou le grenier d’une femme (quand ce n’est pas dans son sein), je lui sois si insupportable qu’il veuille à ce point me faire la peau. Après tout, qu’est-ce que je lui ai fait à ce moustachu nerveux pour qu’il gueule comme ça ? Est-ce ma seule existence qui te constipe à ce point, toi le nouvel empereur de l’Allemagne, toi le guide des brebis égarées ? À d’autres ! Je ne savais pas que j’avais un tel pouvoir : chaque fois que j’allume le poste de radio, je t’entends aboyer comme un roquet à qui l’on aurait écrasé la queue. T’ai-je donc marché sur la queue pour que tu couines à ce point, toi le pigeon déguisé en aigle impérial ? »

Isaac Steinowicz aimait nous voir sourire à la lecture de ces saillies. Aussi fou que cela puisse paraître aux yeux de tous, ce vieillard au regard de jeune homme avait survécu à l’occupation nazie, dans des conditions pour le moins risquées. Après la débâcle des hordes hitlériennes, Staline avait pu installer durablement son pouvoir totalitaire en Pologne. Ayant un don certain pour l’écriture, Isaac trouva du travail dans divers journaux car sa plume satiriste réjouissait les lecteurs et les vengeait de cette nouvelle oppression qui voulait faire le bonheur de l’humanité à grand renfort d’exécutions sommaires. À cette époque, il valait mieux s’avancer masqué pour ne pas finir au goulag ou une balle logée droit dans la nuque. Alors Isaac raillait le capitalisme pour donner le change : c’était sa monnaie de singe pour berner le pouvoir en place. Mais les lecteurs avertis savaient lire entre les lignes tous les traits d’esprit dont Isaac faisait preuve envers le “petit père des peuples” qu’il n’épargnait guère, mais avec une subtilité qui mystifiait jusqu’aux plus zélés des agents communistes.
Puis, comme tout doit finir un jour, survint l’effondrement du grand colosse rouge aux pieds d’argile. Isaac Steinowicz avait défié la folie de deux hommes sans faire de vagues et il était encore en vie. Il arrivait parfois que, passant par là, une des ses connaissances le coupât dans son élan en lui disant amicalement : « Alors mon vieux Isaac, toi tu as vraiment la berakha pour t’être sorti de tout ce fourbi. Ma parole, c’est Yahvé en personne qui t’a élu ! » Et le vieux juif athée de répondre tranquillement : « Non, Moishe, je ne suis pas un élu et puis comme tu le sais je ne suis pas croyant. Seulement j’ai été plus rusé que mes ennemis et durant toutes ces années je n’ai fait confiance qu’en moi-même. Alors j’ai vécu comme un renard dans leur basse-cour et aujourd’hui la volière est vide et ils sont tout déplumés. Ils étaient trop bêtes, voilà tout. On ne parie pas au poker quand on n’a en mains qu’une paire de valets ! »
Voici ce que répondait Isaac Steinowicz à son interlocuteur en nous lançant un clin d’œil complice, avec sur les lèvres le sourire malicieux de celui qui ne croit en rien si ce n’est en sa simple force de vivre.


© Thibault Marconnet
le 09 octobre 2015


David Low, The Harmony Boys, 02 mai 1940

4 commentaires:

  1. Les paroles d'Isaac pourraient être celles d'un petit Mohammed, habitant d'Alep en 2015.
    Se cacher dans le soleil, quelle merveilleuse idée.
    Magnifique histoire.

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  2. Bonsoir Keith,
    En effet, ce texte pourrait très bien s'appliquer à d'autres hommes ou enfants ayant à subir la folie sanguinaire de leurs congénères. Tu en as bien perçu le caractère universel, et cela me touche beaucoup. Merci beaucoup pour ton commentaire !

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  3. Très belle histoire, qui résonne encore aujourd'hui...

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  4. Merci beaucoup pour ton commentaire, Chris. Avec toutes les lâches compromissions de l'Occident vis-à-vis des nazis après-guerre, cette histoire, hélas, est loin d'être terminée : l'Amérique, mais aussi la France n'ont pas vraiment de quoi fanfaronner quand on voit la politique d'autruche qu'ils ont menée à cet égard. Les procès en dénazification n'ont jamais été qu'une vaste blague. Sans compter les rachitiques du bulbe qui, aujourd'hui encore, inventent de fumeuses théories complotistes comme on voit des champignons pousser après la pluie. Selon certains, ce sont les Juifs qui sont à l'origine de la Seconde Guerre mondiale, et Hitler, ce “grand pacifiste”, a tout simplement été obligé d'intervenir dans les différents pays envahis pour y faire régner la paix et les libérer de ces “affreux” Juifs aux moeurs belliqueuses : vraiment, quelle grandeur d'âme... À croire que nous marchons vraiment sur la tête. Le cancer rouge-brun est loin d'avoir été éliminé et, je le crains, nous n'avons pas fini d'en voir les infectes métastases continuer de se propager un peu partout. Ps : J'essayerais d'écouter prochainement l'album de David Sylvian et Robert Fripp que tu m'as envoyé via ma Dropbox, et je tiens d'ailleurs à t'en remercier. Je connais encore peu David Sylvian mais j'ai une très grande admiration pour le travail de Robert Fripp accompli au sein de King Crimson.

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